La suffragette en musique : représentations chantées de la lutte pour le vote des femmes

De la fin de la guerre de Sécession (1861-1865) à l’année 1920, des générations de militantes étatsuniennes se sont succédé pour revendiquer l’égalité d’accès au droit de vote pour les femmes. S’étendant sur plus de 70 ans, la lutte pour le droit de vote des Américaines s’est caractérisée par une intéressante progression du portrait de ses militantes, de la nature de leurs arguments et des stratégies de revendications préconisées.

Au tournant du XXe siècle, les approches de l’activisme suffragiste témoignent d’une influence croissante de la société de consommation[1], alors en pleine expansion. Parallèlement, une génération de jeunes militantes tend à s’imposer et à prôner des stratégies plus radicales et spectaculaires que celles de leurs prédécesseures. Comme l’ont montré les historiennes Jessica Sewell[2] et Mary Chapman[3], les suffragistes du début du XXe siècle, lassées de l’approche modérée et bureaucratique des grandes associations comme la National American Woman Suffrage Association (NAWSA), ont opté pour un investissement graduel des espaces publics, de manière à faire connaître leur cause. Elles se sont d’abord approprié des espaces traditionnellement identifiés comme féminins, tels que les boutiques, les salons de thé et les lieux de divertissement, pour en arriver à une mobilisation décomplexée dans l’ensemble des espaces de la sphère publique, incluant la rue[4] et les médias imprimés.

Cette transformation des stratégies des militantes suffragistes, et conséquemment de l’image qu’elles projettent, donne alors naissance à un archétype qui sera récupéré par la plupart des supports de la culture populaire : la figure de la suffragette. Contrairement à ce qu’on pense souvent, les militantes pour le droit de vote des femmes n’ont pas toujours été désignées comme suffragettes : il s’agit d’un terme inventé par la presse britannique, qu’on répertorie pour la première fois dans un article du journal The Daily Mail le 10 janvier 1906[5], et qui prendra rapidement une connotation péjorative. Notons qu’en Angleterre, les suffragettes mobilisent des tactiques sensiblement plus radicales que celles des Américaines : elles vandalisent des urnes de vote, fracassent des vitrines, font exploser des boîtes postales. Certaines poussent le radicalisme jusqu’à incendier la maison du premier ministre. En 1913, la militante Emily Davison fait même irruption sur la piste de course du Derby avec une bannière revendiquant le droit de vote des femmes; elle meurt piétinée par le cheval du roi George V[6]

Les suffragistes britanniques finissent par s’approprier le qualificatif de suffragettes, détournant l’utilisation péjorative qui en était faite par les médias de masse en revendiquant leur identité militante, et les Américaines emboîtent le pas, comme en témoigne la création, en 1909, du journal suffragiste The American Suffragette. Le terme devient dès lors porteur d’une double signification alliant le radicalisme militant à la représentation de la suffragette comme une jeune femme urbaine, éduquée, à la page, en phase avec les récents développements de la société de consommation mentionnés plus haut. L’image de la suffragette se propage dès lors un peu partout dans les différentes sphères médiatiques, y compris dans la chanson populaire distribuée massivement à travers la musique dite en feuilles (de l’anglais sheet music), soit des pièces musicales individuelles imprimées et vendues pour être jouées à domicile. L’analyse de ces chansons montre que loin de présenter une image monolithique, elles agissent comme un miroir à multiples facettes où la représentation de la suffragette met en lumière différentes tensions sociales relatives aux identités de genre, aux rôles familiaux, à la morale et aux mœurs, au pouvoir politique, etc. Dans ce qui suit, nous examinerons trois manifestations d’un type particulier de représentation, soit celui que met en relief l’articulation entre activisme suffragiste, vie conjugale et maternité. Je puise pour ce faire dans l’impressionnant corpus de partitions de la collection Women’s Suffrage in Sheet Music, de la Library of Congress.

La suffragette, épouse et mère indigne

Pour comprendre ces représentations, il importe de garder en tête que, dans le cas du mouvement suffragiste, les médias dits mainstream ont plus souvent qu’autrement eu tendance à faire écho aux tenants du statu quo en matière d’émancipation politique des femmes[7]. Comme nous le verrons, l’apparente légèreté et le ton humoristique de bon nombre de chansons traduisent une posture plutôt conservatrice quant au droit de vote des femmes, révélant la portée souvent disciplinaire de l’humour[8], qui a pour effet de remettre les militantes à leur place. D’ailleurs, dans plusieurs de ces chansons, l’iconographie de la première de couverture vient renforcer le propos humoristique du texte, et du même coup, sa portée conservatrice.

Parmi celles-ciWifey is a real suffragette est une chanson écrite en 1919 par C.W. Custer, publiée par Delmar Music à Chicago. La chanson est rapide et plutôt syncopée, ce qui lui donne un ton léger et confère au texte une dimension humoristique. La description de la suffragette s’inscrit dans le contexte du retour de son mari de France, où il a combattu, on le devine, au cours de la Première Guerre mondiale. À cet égard, la première de couverture (Image 1) place le mari combattant au cœur du propos, en montrant au premier plan un militaire qui tend le bras vers sa maison. Il est placé en retrait, devant un fond strié bleu, blanc et rouge, alors que le paysage de la maison, visiblement en milieu rural, se trouve à l’intérieur d’un découpage en forme d’écusson ; la femme, dans ce décor, est toute petite, ce qui laisse bien comprendre quel point de vue sera au cœur de la chanson. En effet, les paroles mettent en scène le mari, trouvant son épouse portant ses pantalons, fumant la cigarette, et préférant sortir au club avec « la fille de Dover » plutôt qu’avec lui. Le refrain la présente sans ambages comme une suffragette : « Oh, she is a real suffragette / She can twist a real cigarette / And she strikes a match on her pants / Since hubby went over to France ». Fait intéressant, nulle part il n’est fait mention de l’activisme politique de la suffragette, ou de ses convictions : la suffragette n’est rien de plus qu’une femme masculinisée, donc vulgaire et potentiellement lesbienne (vous savez, « la fille de Dover… »). Cette dépolitisation de la suffragette est intéressante dans la mesure où elle est mise en relation avec une implication politique d’un tout autre ordre, soit la participation militaire des États-Unis lors de la Première Guerre mondiale. Ainsi, face à un acte considéré comme véritablement noble et patriotique, la suffragette et ses velléités d’indépendance deviennent bien insignifiantes, voire outrageantes. Une telle représentation fait écho à la façon dont la lutte pour le suffrage féminin était perçue durant la guerre. En effet, quand la fondatrice du National Women’s Party Alice Paul décide de faire du piquetage suffragiste devant la Maison-Blanche au moment où les États-Unis entrent en guerre, le geste est considéré comme antipatriotique : l’action est fortement réprimée, et les militantes sont battues et emprisonnées[9]. Si Wifey is a real suffragette n’invite pas à la répression du mouvement par patriotisme, elle ne tourne pas moins puissamment en dérision sa portée politique, en comparaison avec l’acte – très viril – d’aller combattre outre-mer. Cette chanson ne représente qu’une des dizaines de déclinaisons de l’articulation entre mariage et suffragisme dans ce type de répertoire, où l’inversion des rôles genrés est un paradigme récurrent.

Image 1 : Première de couverture de Wifey is a real suffragette, par C.W. Custer (1919). Source : Library of Congress

Les chansons présentant la suffragette dans son rôle de mère sont aussi très intéressantes. Dans ces cas de figure, l’implication politique joue un rôle central dans le propos, étant donné que c’est au nom de celle-ci que la suffragette sacrifie son devoir familial. Penchons-nous à titre d’exemple sur la chanson The Suffragette Baby, composée en 1913 par M. M. Palmer et Franz Hoffman, et publiée par H. Kirkus Dugdale Co. à Washington D.C. Encore une fois, la première de couverture est éloquente (Image 2) : un bébé est endormi assis sur une petite couverture, sa robe de nuit dénudant son épaule. L’enfant est appuyé sur une affiche déposée au sol, sur laquelle on lit « Votes for Women ». Un mur de briques en arrière-plan laisse croire que l’enfant dort dehors, sans doute laissé là pendant une marche militante (quoi, vous n’avez jamais abandonné votre enfant au coin d’une rue lors d’une manifestation?). Le texte, en trois couplets séparés par un refrain, donne la parole à un·e narrateur·trice externe qui s’adresse d’abord au bébé abandonné par sa mère militante, puis à cette dernière. Alors que le premier couplet vise à expliquer à l’enfant que sa mère ne s’occupera pas de lui parce qu’elle est trop occupée à militer, les deux autres permettent au·à la narrateur·trice de sermonner la militante en question quant à l’indignité de la manière dont elle (ne) s’acquitte (pas) de son rôle de mère. Le tout est chanté sur un tempo modéré et une harmonie en homorythmie avec la mélodie chantante, qui – paradoxalement – donne presque à la chanson un caractère de berceuse. Le père n’est que peu mentionné dans le texte, mais lorsqu’il l’est, c’est à un endroit stratégique, soit à la dernière phrase du refrain, qui est répétée trois fois et conclut la chanson : « While she’s marching votes to get / Dad will stay at home with baby ». Alors qu’une telle conclusion peut sembler anodine, peut-être même bienveillante en raison du rôle de père impliqué qui y est présenté, il faut savoir que dans le contexte des années 1910, il n’y a rien d’honorable pour un homme dans le fait de rester à la maison pour s’occuper des enfants : au contraire, c’est complètement contre nature! Adopter une telle posture équivaut à jeter sa masculinité au caniveau, étant donné que le soin des enfants est une tâche foncièrement féminine et que s’y adonner signifie que vous vous êtes probablement soumis aux caprices d’une épouse autoritaire. 

Image 2 : Première de couverture de The Suffragette Baby, par M. M. Plamer et Franz Hoffman (1913). Source : Library of Congress

En témoigne d’ailleurs la première de couverture d’une autre chanson qui abonde dans le même sens, soit Mind the Baby, I Must Vote Today, composée et publiée en 1913 par E.H. Webb, à Mount-Carmel, Illinois (Image 3). De plus, à l’instar de Wifey is a real suffragetteThe Suffragette Baby présente un second degré d’analyse, où l’on constate que ce n’est pas tant le fait que les femmes votent qui pose problème, mais plutôt le fait qu’elles se mobilisent politiquement pour y parvenir, quitte à délaisser leurs devoirs familiaux. Plus encore, on craint qu’elles y prennent goût et choisissent de poursuivre leur engagement pour accroître encore plus leur présence dans la sphère politique, comme en témoigne le troisième couplet : « Marching, marching suffragette / Soon the right to vote you will get / You’ll want office then, you bet / Ah, who will stay at home with baby? » En somme, ce qui dérange, ce n’est pas que les femmes aient plus de droits, mais qu’elles investissent durablement un espace historiquement dévolu aux hommes, en l’occurrence la politique, et que, ce faisant, elles menacent d’ébranler ce fameux pilier sociétal de l’Occident qu’est la séparation genrée de la sphère privée et publique.

Image 3 : Première de couverture de Mind the Baby, I must vote today, par E.H. Webb (1913). Source : Library of Congress

Les trois chansons sur lesquelles nous nous sommes penché·e·s dans le cadre de ce billet ne sont qu’une goutte d’eau dans l’immense corpus constitué par la Library of Congress : seulement pour la période 1900-1920, qui fait l’objet de ma recherche doctorale, on décompte près de 160 chansons qui abordent sous différents angles – et de façon plus ou moins colorée – le suffrage féminin aux États-Unis. Comme nous avons pu le constater, chaque chanson présente plusieurs niveaux d’analyse qui révèlent comment différentes tensions sociales ont pu interagir à l’intérieur d’un même débat politique. D’ailleurs, on voit émerger à travers ces chansons bien d’autres enjeux que nous n’avons pu couvrir ici : tensions raciales liées au passé esclavagiste et à l’immigration, performance de la moralité et de la piété chrétienne chez les militantes suffragistes, débats sur la tempérance[10], etc. En somme, à travers leur format accrocheur et ludique typique de la société de consommation alors en plein développement, les chansons qui font l’objet de ma recherche doctorale cristallisent cette intersection entre de multiples enjeux sociaux et politiques à l’intérieur du débat sur le droit de vote des femmes.

Catherine Harrison-Boisvert


[1] Margaret Finnegan, Selling Suffrage : Consumer Culture and Votes for Women, New York, Columbia Press University, 1999.

[2] Jessica E. Sewell, Women and the Everyday City : Public Space in San Francisco, 1890-1915, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.

[3] Mary Chapman, Making Noise, Making News : Suffrage Print Culture and U.S. Modernism, New York, Oxford University Press, 2014.  

[4] Frances Diodato Bzowski, « Spectacular Suffrage; Or, How Women Came Out of the Homes and into the Streets and Theaters of New York City to Win the Vote », New York History, vol. 76, no 1, 1995.

[5] Christine Bolt, « America and the Pankhursts », dans Jean H. Baker, Votes for Women: The Struggle for Suffrage Revisited, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 156.  

[6] Bolt, « America and the Pankhursts », p. 145.  

[7] À ce sujet, voir l’analyse proposée par Katharina Hundhammer des caricatures journalistiques traitant du mouvement suffragiste. Katharina Hundhammer, American Women in Cartoons 1890-1920: Female Representation and the Changing Concepts of Femininity during the American Woman Suffrage Movement: An Empirical Analysis, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2012. 

[8] Ann-Marie Hanlon, « Satie and the Meaning of the Comic », dans Caroline Potter (dir.), Erik Satie: Music, Art, and Literature, Farnham, Ashgate, 2013. Je tiens à remercier mon collègue Jordan Meunier pour la référence. 

[9] Linda Ford, « Alice Paul and the Politics of Nonviolent Protest », dans Baker, Votes for Women: The Struggle for Suffrage Revisited.

[10] C’est-à-dire la restriction dans la consommation d’alcool. 

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