Pour ma mère
Écrire l’histoire politique de la musique nécessite un important travail d’archives. Dans la monographie Mozart 1941 : La Semaine Mozart du Reich allemand et ses invités français que j’ai cosignée avec Cécile Quesney (Presses universitaires de Rennes, 2019), par exemple, nous avons étudié le voyage à Vienne des membres de la délégation française invitée à participer à la Mozart-Woche des Deutschen Reiches, un important événement de propagande nazie organisé pour souligner le 150e anniversaire du décès de Mozart en 1941. En plus de dresser la liste des membres de cette délégation, nous avons reconstitué l’emploi du temps de ces derniers, analysé le discours de propagande auquel ils ont été exposés, et montré comment les comptes rendus qu’ils ont publiés à leur retour portent les traces du discours en question.
Ce travail de reconstitution s’appuyait non seulement sur un vaste balayage de la presse (française et allemande) de l’époque, mais aussi sur le dépouillement de milliers de pages de documents conservés dans différents fonds d’archives en France, en Allemagne, en Autriche, en Suisse et en Belgique – documents officiels du parti nazi, archives personnelles des compositeurs invités à Vienne, fonds photographiques, etc. Bref, notre travail était ancré dans du solide.
Mais comme l’écrivait Paul Veyne, « l’histoire est connaissance mutilée[1] » : reconstituer le passé est un travail qui s’appuie sur des documents forcément incomplets, et qui, par définition, ne peuvent pas tout dire. Pour combler ces trous, il faut très souvent procéder par recoupements, en s’appuyant sur les informations dont on dispose par ailleurs – un processus très riche, mais dont les résultats sont d’autant moins infaillibles qu’on ne sait jamais tout, et que, surtout, on ignore la plupart du temps ce qu’on ne sait pas.
C’est là que la mémoire vivante de témoins (ou de personnes qui les ont connus) peut apporter une aide providentielle. C’est ce qui nous est arrivé avec Mozart 1941; cette rencontre aussi instructive que touchante nous a amenées à corriger une erreur factuelle assez importante à propos de la délégation française à la Semaine Mozart viennoise de 1941.
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Parmi les membres de cette délégation, nous avions identifié le compositeur Marcel Labey (1875-1968) et son épouse, Charlotte Sohy (1887-1955), également compositrice. Nous nous étions basées, pour formuler cette conclusion, sur différentes sources françaises et allemandes que nous avions interprétées à la lumière des renseignements dont nous disposions par ailleurs, selon le principe de recoupement évoqué à l’instant.
La plus importante de ces sources était une série de listes d’invités du Ministère de la Propagande conservées dans les archives fédérales allemandes (Bundesarchiv Berlin). Dans ces documents, le nom de Labey était généralement assorti du titre « Dr. », mais ce détail ne nous avait pas alertées : dans les pays germanophones, les titres académiques sont extrêmement importants, et quiconque détient un doctorat dans quelque discipline que ce soit est systématiquement appelé « Docteur ». Tel était notamment le cas dans les archives du parti nazi que nous avons consultées; or, Marcel Labey ayant complété un doctorat en droit avant de se tourner vers la musique, la formulation « Dr. Labey » pouvait tout à fait s’appliquer à lui.
La confusion était d’autant plus aisée que dans les sources allemandes documentant la Semaine Mozart de 1941, les prénoms des invités non germanophones étaient indiqués de façon passablement approximative. Nous n’avons donc pas été spécialement étonnées de constater que dans certains documents, le nom de Labey était associé au prénom « Georg », « Geges », ou simplement à l’initiale « G. » : nous avons simplement cru qu’il s’agissait d’erreurs, fréquentes dans les sources nazies contenant des noms ou des mots français.
Les sources françaises ne permettaient par ailleurs pas de rectifier le tir : la quasi-totalité des comptes rendus parus dans la presse de l’Hexagone à la suite de la Semaine Mozart passe sous silence la présence à Vienne du couple Labey. Seul Marcel Ferchault, dans un article des Cahiers franco-allemands[2], mentionne un « Dr. Labey », mais sans préciser de prénom.
Comme nous ne connaissions qu’un seul Labey actif dans le milieu musical français des années 1940, nous avons conclu qu’il ne pouvait s’agir que du compositeur Marcel Labey, et que son épouse (presque toujours évoquée par le biais de formulations génériques comme « sa femme », ou en allemand « und Frau ») ne pouvait être que Charlotte Sohy.
Or, c’est une erreur : ni Marcel Labey, ni Charlotte Sohy ne sont allés à Vienne pour la Semaine Mozart de 1941.
Nous serions restées sur cette erreur sans l’intervention providentielle de Matthias Weber, arrière-petit-fils de Marcel Labey et Charlotte Sohy. Après avoir lu notre livre, il nous a contactées par courriel en novembre 2023 pour nous faire part de ses doutes : il nous a ainsi appris que Marcel Labey avait un frère, Georges, qui était médecin de son métier, mais également très bon pianiste et fin mélomane, et qui avait de nombreux amis dans le milieu musical français – parmi lesquels Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris puis de la Réunion des théâtres lyriques nationaux, qui faisait justement partie des invités de la Semaine Mozart de Vienne. Peut-être était-ce là notre « Dr. Labey », réellement docteur en médecine celui-là?
Voilà qui changeait tout, et nous donnait tout à coup les clés pour mieux comprendre les « erreurs » que nous avions repérées dans les sources allemandes. En relisant ces sources à la lumière de ces nouvelles informations, nous avons pu confirmer que les doutes de Matthias Weber étaient absolument justifiés : la principale liste d’invités établie par les organisateurs de la Semaine Mozart indique en effet « Labey, Geges [sic], Prof. Dr. – Paris 17e, 4 Rue Longelbach[3] » – ce qui, comme Matthias Weber a pu nous le confirmer, était bien l’adresse où habitaient Georges Labey et sa femme à l’époque. Quant à l’épouse en question, un document qui avait échappé à notre attention jusque-là[4] l’identifie comme se prénommant Suzanne – ce qui correspond également à la compagne de Georges Labey, dont le nom de jeune fille était Suzanne Lebas.
Une source familiale inédite fournie par Matthias Weber confirme d’ailleurs que c’est bien le Dr. Georges Labey (1873-1952) et sa femme Suzanne (1878-1969) qui sont allés à Vienne pour la Semaine Mozart de 1941. Dans le journal intime de Roger Weber, gendre de Marcel Labey et Charlotte Sohy (et grand-père de Matthias Weber), on peut lire en date du 15 novembre 1941 :
L’oncle Georges nous montre une invitation qu’il vient de recevoir pour aller au festival Mozart à Vienne, de la part de Mr Goebbels. Sans doute acceptera-t-il dans l’espoir un peu de voir son fils qui est avec Philippe [fils de Marcel Labey et Charlotte Sohy] près de Stuttgart. Philippe inquiète ses parents car il souffre de vertiges et de maux de tête. Au moins cela pourra-t-il le faire proposer pour l’évacuation[5].
Les deux fils dont il est question ici sont Jean et Philippe Labey, deux cousins germains qui, au hasard de la mobilisation, s’étaient retrouvés au même moment dans le même camp de prisonniers en Allemagne. Nous avions déjà trouvé trace de cette histoire par le biais d’une lettre du compositeur Marcel Delannoy, où il écrivait :
Le Docteur Labey et sa femme sont encore bien émus : ils sont passés non loin du camp où leur fils (qui ne pouvait s’en douter) est prisonnier! Ils viennent ici avec l’espérance de rencontrer des personnalités susceptibles de leur favoriser un contact éventuel[6]…
Nous étions cependant loin de nous douter qu’il n’y avait pas un, mais bien deux fils Labey prisonniers à l’automne 1941, et que celui dont il était question dans la lettre de Delannoy n’était pas Philippe, fils de Marcel Labey et Charlotte Sohy, mais bien son cousin Jean, fils de Georges Labey et Suzanne Lebas!
Les sources auxquelles nous avions accès au cours de la préparation de notre livre nécessitaient donc, pour être correctement interprétées, des informations supplémentaires que seule détenait la mémoire de la famille Labey. Cette mémoire se poursuit d’ailleurs au-delà de la seule année 1941 : des cousins de Matthias Weber lui ont en effet confié se souvenir qu’après la Libération, Georges Labey a été convoqué par son ordre professionnel pour justifier de son voyage à Vienne, comme plusieurs autres invités français de la Semaine Mozart – convocation qui n’a été suivie d’aucune poursuite.
Tout cela montre à quel point le travail d’archives peut s’avérer riche et profondément humain, surtout à la lumière des souvenirs des vivants qui en conservent aujourd’hui encore la documentation privée et la mémoire. Dans le cas qui nous occupe, la résonance est d’autant plus forte que Matthias Weber a lu notre livre Mozart 1941 dans le cadre de son travail de préparation d’un documentaire sur son arrière-grand-mère Charlotte Sohy, compositrice dont la musique gagne à être découverte (comme vous pourrez le constater en écoutant la vidéo ci-dessous). Son intervention permet de rectifier le souvenir que nous conservons collectivement de Charlotte Sohy et de son mari Marcel Labey; en attendant de pouvoir intégrer ces nouvelles informations dans une éventuelle version revue et corrigée de Mozart 1941, nous sommes heureuses de partager aujourd’hui cette histoire qui, au-delà de l’important erratum qu’elle permet de communiquer, se veut aussi une ode au dialogue entre histoire et mémoire. Nous sommes profondément reconnaissantes à Matthias Weber d’avoir entamé avec nous ce dialogue, avec ouverture et générosité.
[1] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1996 [1971], p. 26.
[2] Guy Ferchault, « La semaine Mozart à Vienne », Cahiers franco-allemands, 9e année, 1/1942, février 1942, p. 29-32.
[3] Liste der ausländischen Teilnehmer an der Mozartwoche, Bundesarchiv Berlin, R 55 Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda, 20453/68-78, folio 76.
[4] Schee, Aktenvermerk für Büroleiter Rigler, Bundesarchiv Berlin, R 55 Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda, R55/20454a/384.
[5] Roger Weber, Le journal de Roger Weber pendant les années 1941-1942, édité par Jean-Claude Weber, 2005, archives privées de la famille Weber, p. 42.
[6] Lettre de Marcel Delannoy à sa femme, 27 novembre 1941, Bibliothèque nationale de France, département de la Musique, Fonds Marcel Delannoy; cité dans Marie-Hélène Benoit-Otis et Cécile Quesney, Mozart 1941 : La Semaine Mozart du Reich allemand et ses invités français, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 103, note 51.