« Hot Miss Lil » ou la face cachée du jazz

Les prémices du jazz aux États-Unis regorgent de récits extraordinaires et de portraits passionnants de musicien·ne·s ayant participé à petite ou grande échelle à la montée de ce genre musical, la plupart du temps sans même avoir pensé à leur impact sur la postérité. Une de ces personnes, Lillian Hardin (1898-1971), fascine en raison de ses débuts professionnels très modestes et de son ascension en tant que musicienne multidimensionnelle : pianiste accompagnatrice, compositrice, cheffe d’ensembles jazz, arrangeuse, dotée d’un instinct hors pair pour la gestion des contrats et armée d’une fougue incomparable, elle a participé à une page importante de l’histoire de la musique aux États-Unis et a enrichi le répertoire de quelques-uns des plus grands standards de l’époque et d’enregistrements devenus mythiques. Néanmoins, derrière ce portrait fascinant se dissimule une réalité plus complexe, une figure de l’ombre éclipsée par la lumière flamboyante d’une personnalité davantage reconnue pour son apport à la musique jazz.

Image 1 : Portrait de Lil Hardin, non daté, banque d’images de la Frank Driggs Collection, Riverwalk Jazz, https://riverwalkjazz.stanford.edu/program/my-heart-story-lil-hardin-armstrong

Née en 1898 à Memphis au Tennessee d’une mère fille d’esclave affranchie et d’un père ouvrier ayant vraisemblablement quitté le domicile familial entre 1900 et 1902, la jeune Lillian a été encouragée très tôt à apprendre la musique, d’abord en explorant le répertoire religieux et en suivant des leçons d’orgue et de piano. Alors qu’elle était organiste à l’église baptiste à l’âge de neuf ans seulement, elle a commencé à déployer un style musical teinté de sonorités semblables au blues, la « musique du diable », qui à la fois plaisait aux enfants qui l’écoutaient à l’École du dimanche et effrayait les adultes très pieux qui l’entouraient. Portée par le souhait de sa mère de voir sa fille unique et talentueuse s’accomplir, Hardin est entrée en 1915 dans un programme collégial préparatoire à l’Université de Fisk à Nashville, où elle a suivi une diversité de cours pendant une année[1].

  A suivi un déménagement à Chicago en 1917, où la jeune musicienne a attiré à nouveau l’attention sur elle grâce à ses aptitudes musicales, notamment en lecture à vue, et à son habileté à insérer par-ci par-là des chansons pop et jazz en vogue. Elle a décroché ses premiers emplois dans un petit magasin de musique, où elle lisait toutes sortes de partitions au piano pour la clientèle, puis dans un petit groupe jazz qui portait le nom de son leader, Lawrence Duhé, et qui jouait dans les vaudevilles et les cabarets, au grand dam de la mère de Hardin. Au tournant des années 1920, à la suite du départ de plusieurs membres dudit groupe, renommé Creole Jazz Band, la pianiste y est restée à la demande du populaire premier cornet Joe « King » Oliver, qui avait repris les rênes de la formation. En même temps, Hardin accompagnait la violoniste et comédienne Mae Brady et codirigeait un petit ensemble avec le cornettiste Freddie Keppard pour arrondir ses fins de mois[2].

Au sein du Creole Jazz Band, acclamé par le public local, Hardin a su asseoir sa réputation et s’assurer une place de choix auprès des plus grands instrumentistes de Chicago. Bien qu’elle ne se soit pas démarquée en tant que soliste à l’instar d’autres pianistes de son temps comme Lovie Astin, elle a su exceller dans son jeu pianistique en misant sur son talent pour le rythme, ce qui donnait un élan fort au jeu collectif et se mariait à merveille avec le caractère « hot » du jazz des années 1920, d’où son surnom « Hot Miss Lil ». Dotée d’une oreille musicale aiguisée et d’une capacité à reproduire au piano toute musique qu’elle entendait, Hardin avait en plus l’habileté peu répandue parmi ses collègues et contemporain·e·s de lire des partitions[3].

En 1924, alors que le Creole Jazz Band était à nouveau en débâcle et que les musiciens quittaient un à un la formation, Hardin, nouvellement mariée au second cornettiste protégé de King Oliver, a convaincu son époux de partir pour faire valoir son talent prometteur dans les prestigieux bands new-yorkais, alors qu’elle-même entreprenait de lancer son propre groupe au Dreamland Cabaret. Voyant que son mari n’apparaissait toujours pas en tête d’affiche, la pianiste a réussi à lui dénicher un contrat de premier cornet accompagné d’un salaire substantiel au Dreamland, bien au-delà de ce qu’il gagnait à l’époque[4]. Puis, dans une initiative commune, le duo a regroupé quelques amis instrumentistes et a bouclé une série d’enregistrements s’étalant de 1925 à 1928. Connue sous les noms Hot Five puis Hot Seven, cette petite formation a révolutionné l’esthétique sonore et l’improvisation collective grâce à des standards comme « Muskrat Ramble » et « Struttin’ With Some Barbecue », et est devenu un emblème des débuts du jazz. Dans ce combo, Hardin tenait fermement la section rythmique, composait une bonne partie des morceaux et arrangeait la plupart des pièces enregistrées en plus de les retranscrire sur papier, permettant ainsi à la postérité d’avoir un accès inédit aux partitions de ces grands succès commerciaux[5].

Après la séparation du couple à la fin des années 1920 et le départ de son mari vers New York, Hardin a poursuivi sa propre carrière à Chicago en prenant la tête de quelques groupes, dont son All-Girl Orchestra, et en étant diffusée à la radio et au réseau NBC. Le Dixieland Renaissance des années 1950 et 1960 est marqué par de nombreuses collaborations entre Hardin et des artistes notables, tels que Joe Williams et Alberta Hunter, et par des participations à des projets d’envergure comme Chicago: The Living Legends et Chicago and All That Jazz. Lillian Hardin s’est éteinte en 1971 des suites d’une crise cardiaque durant un concert télévisé donné à la mémoire de son ex-époux, décédé deux mois plus tôt[6].

Mais qui était donc ce fameux mari? Sans doute cette photo pourra-t-elle apporter la réponse à cette question :

Image 2 : Louis Armstrong’s Hot Five, Exclusive Okeh Record Artists, 1925,  College Music Symposium, https://symposium.music.org/index.php/43/item/2193-the-origin-of-armstrongs-hot-fives-and-hot-sevens

Eh oui : le trompettiste qui apparait sur ce cliché des Hot Five est nul autre que Louis Armstrong. Ayant été son épouse de 1924 à 1938 et sa proche collaboratrice pendant une bonne partie des années 1920, Hardin a non seulement connu une période hautement fructueuse de sa carrière en sa compagnie, mais elle l’a également poussé à exploiter au maximum son potentiel de soliste, alors qu’il stagnait dans un rôle de second cornet peu rémunéré au sein du Creole Jazz Band. Toutefois, la grande histoire du jazz ne met en lumière que la contribution d’Armstrong, au détriment de celle de Hardin.

La majorité des écrits consacrés à Hardin sont symptomatiques de ce traitement inégal entre les deux époux, et plus largement entre hommes et femmes dans le monde du jazz. Non seulement sa place en tant qu’interprète de jazz a souvent été remise en question au cours de sa vie (il suffit de penser au sexisme flagrant dont plusieurs musiciens faisaient preuve envers elle en l’ignorant volontairement au début de sa carrière[7]) : Hardin est aussi abordée de façon réductrice dans une bonne partie de la littérature postérieure, souvent pour souligner le rôle qu’elle a joué dans la carrière de son époux, lorsqu’elle n’est pas totalement absente des anthologies et ouvrages sur le jazz. Ainsi, à la lumière d’une personnalité musicale aussi remarquable et diversifiée, il peut paraître troublant de lire, entre autres, qu’elle composait des morceaux « du genre novelty sans grand intérêt » pour les Hot Five, ou que lorsque la trompette d’Armstrong s’arrête momentanément sur les enregistrements de ce groupe, « on dirait qu’on a coupé le moteur » et qu’on entend le « jeu insipide de Lillian Hardin Armstrong[8] ».

Cependant, les choses ont commencé à changer. On note un apport de plus en plus marqué de travaux s’intéressant aux figures féminines du jazz, dont plusieurs portent sur Hardin. La biographie unique en son genre rédigée par James L. Dickerson, Just for a Thrill (2002), demeure encore aujourd’hui une des sources les plus complètes à propos de cette jazzwoman. Ironiquement, les deux autres publications se consacrant uniquement à dépeindre la figure de « Hot Miss Lil » sont des albums pour enfants qui présentent le parcours inspirant de cette pianiste de renom[9]. Plus près de nous, l’essai Noir satin publié par Stanley Péan en 2024 présente quinze portraits de femmes laissées pour compte ou ternies par l’histoire du jazz (parmi lesquelles Lillian Hardin), rendant hommage à leurs carrières dignes de renom et reconnaissant les innombrables obstacles ayant parsemé leur chemin.

De nombreux enjeux historiographiques en lien avec la représentation des femmes se révèlent dans la littérature sur le jazz, un style musical qui présente d’emblée une inégalité des genres dans sa pratique (voir par exemple les travaux de Marie Buscatto au sujet des disparités sociales, économiques et symboliques entre les jazzwomen et les jazzmen[10]). À cet effet, le cas de figure de Lillian Hardin Armstrong est révélateur de plusieurs problèmes quant à la place des femmes en jazz et en histoire. Par exemple, la difficulté à trouver des solos caractéristiques et virtuoses dans les enregistrements incluant Hardin a contribué à limiter la réputation artistique de cette pianiste dans une ère et un genre musical où l’improvisation et l’individualité dans la collectivité, des aptitudes historiquement considérées plus « masculines », prennent le haut du pavé[11]. Cette importance considérable accordée à l’interprétation et à la performance sur scène ou en studio est aussi certainement un point crucial pour comprendre le traitement réservé a posteriori à Lillian Hardin Armstrong, qui s’est plutôt distinguée par sa personnalité polyvalente et ses nombreux talents connexes au monde de la musique[12]. De plus, étant donné que plusieurs grands ouvrages de référence sur le jazz adoptent une posture plus formaliste axée sur l’analyse musicale, toute recherche qui porte sur des enjeux socioculturels est souvent éclipsée ou s’élabore selon les stéréotypes de genres bien ancrés dans la pratique du jazz[13]. L’enjeu complexe est notamment que la carrière de Lillian Hardin Armstrong a été marquée par les embûches typiques que les jazzwomen noires des années 1920 rencontraient sur leur chemin, et que ce cas, plus facilement étudié en raison de l’existence de nombreux enregistrements et documents retraçant tout le fil de sa carrière, en est un parmi tant d’autres qui ont été éclipsés et négligés par les livres d’histoire[14].

Sans diminuer l’apport considérable des travaux récents sur la disparité entre les genres en musique, comment détacher les femmes de la notoriété des hommes dans l’ombre desquels elles ont œuvré? Est-ce que Lillian Hardin Armstrong se résume à avoir été la conjointe d’un des plus grands musiciens de l’histoire du jazz? Formulée ainsi, la question semble absurde, mais quand on prend du recul et qu’on observe dans l’ensemble, c’est bien l’impression que donne la littérature portant sur cette pianiste.

Plutôt que de la présenter comme la figure de l’ombre qui a propulsé l’un des plus grands solistes de l’histoire du jazz, pourquoi ne pas parler de ses qualités de « manager », de son ingéniosité dans la négociation de contrats et de son flair aiguisé pour dénicher les meilleures situations d’emploi? Plutôt que de juger le jeu de Hardin en le comparant à celui du trompettiste passé maître de l’improvisation et de la définir comme une pianiste au style ringard et lourd et à la créativité musicale limitée, pourquoi ne pas faire un portrait juste et fidèle de ce qu’elle était réellement, c’est-à-dire une accompagnatrice hors pair ancrée dans l’esthétique pianistique de l’époque et capable de soutenir et d’énergiser le jeu de ses comparses? Plutôt que de s’intéresser seulement aux quelques années passées à enregistrer les grands succès commerciaux des Hot Five et Hot Seven, pourquoi ne pas porter attention aux multiples activités musicales qu’elle a entreprises tout au long de sa vie, de ses premières expériences de pianiste accompagnatrice dans les petites formations jazz de Chicago jusqu’à l’orchestre exclusivement féminin qu’elle a dirigé?

En d’autres mots, comment parler de Louis Armstrong dans la vie de Lil Hardin sans dénaturer ou amoindrir le récit du parcours musical de cette dernière, et parler de Lil dans les biographies de Louis sans tomber dans les jugements faciles et peu louables qui ont longtemps teinté la littérature à propos de cette jazzwoman? Comment écrire l’histoire des femmes en musique pour à la fois leur rendre tout le mérite qui leur revient et, éventuellement, dépasser la problématique du genre pour faire d’elles des cas d’étude dignes d’intérêt et qui se suffisent à eux-mêmes? Comme le suggère Tammy Kernodle, la réponse à ces questions passera notamment par la décentralisation vers des artistes hors du canon jazz dans les anthologies, musées et manuels scolaires, ainsi que par l’intérêt porté à la façon dont les femmes ont travaillé avec leurs homologues masculins – et vice versa – pour faire avancer et développer cette pratique musicale[15].

Image 3 : Lillian Hardin et Louis Armstrong, 1955, Hogan Jazz Archive, collections spéciales de la Howard-Tilton Memorial Library, Tulane University, https://library.search.tulane.edu/discovery/ fulldisplay?context=L&vid=01TUL_INST:Tulane&docid=alma9945515907106326

[1] James L. Dickerson, Just for a Thrill : Lil Hardin Armstrong, First Lady of Jazz, New York, Cooper Square Press, 2002, p. 1-21.

[2] Gene H. Anderson, The Original Hot Five Recordings of Louis Armstrong, Hillsdale (NY), Pendragon Press, 2007, p. 20-21.

[3] Dickerson, Just for a Thrill, p. 70-71.

[4] Stanley Péan, Noir satin, préface de Gilles Archambault, Montréal, Boréal, 2004, p. 37.

[5] Anderson, The Original Hot Five Recordings of Louis Armstrong, p. 191-194.

[6] Stanley Péan, Noir satin, p. 41-43.

[7] « You see the boys never talked to me, anyway. They used to talk to Louis and King Oliver and Johnny, but they would never say anything to me. Never, never a word said. So naturally I didn’t know who they were. » (Lillian Hardin Armstrong, « Satchmo and Me », American Music, vol. 25, no 1, 2007, p. 112.)

[8] Gunther Schuller, L’histoire du jazz 1 : Le premier jazz des origines à 1930, Marseille, Éditions Parenthèses, 1997, p. 112.

[9] Patricia Hruby Powell, Struttin’ With Somme Barbecue: Lil Hardin Armstrong Becomes the First Lady of Jazz, illustré par Rachel Himes, Watertown, Charlesbridge, 2018, et Mara Rockliff, Born to Swing: Lil Hardin Armstrong’s Life in Jazz, illustré par Michele Wood, Honesdale, Calkins Creek, 2018.

[10] Voir notamment Marie Buscatto, « Aux racines d’une exclusion féminine si “naturelle” : La chronique jazz, un univers très “masculin” », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 9, no 2, 2014, p. 26-48, et Marie Buscatto, Women in Jazz: Musicality, Feminity, Marginalization, New York, Routledge, 2021.

[11] Voir Jeffrey Taylor, « With Lovie and Lil: Rediscovering Two Chicago Pianists of the 1920’s », dans Nichole T. Rustin et Sherrie Tucker (dir.), Big Ears: Listening for Gender in Jazz Studies, Durham; London, Duke University Press, 2008, p. 56.

[12] Voir Jeremy Brown, « Lil Hardin Armstrong and Helen Joyner: The Forgotten Patrons of Jazz », dans James Reddan, Monika Herzig et Michael Kahr (dir.), The Routledge Companion to Jazz and Gender, New York, Routledge, 2022, p. 36.

[13] Voir Ramsey Castaneda et Amanda Quinlan, « Picturing Women in Jazz: An Analysis of Three Jazz History Textbooks », dans James Reddan, Monika Herzig et Michael Kahr (dir.), The Routledge Companion to Jazz and Gender, New York, Routledge, 2022, p. 267.

[14] Voir Tammy L. Kernodle, « Most of My Sheroes Don’t Appear On a Stamp : Contextualising The Contributions of Women Musicians to the Progression of Jazz », dans Laura Hamer (éd.), The Cambridge Companion to Women in Music since 1900, Cambridge (UK); New York, Cambridge University Press, 2021, p. 103-118.

[15] Ibid., p. 117.

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