Un récital de Célimène Daudet diffracté par le regard biaisé de Christophe Huss sur le public de la diversité ethnoculturelle

Célimène Daudet, pianiste
(crédit photo : Éric Dessons)

Il n’est pas dans mes habitudes de contester publiquement le jugement d’un·e critique musical·e sur l’interprétation d’un·e artiste. Son travail est de rendre compte des faits scéniques et celui du musicologue que je suis, d’écrire sur les propriétés des œuvres en considérant leur historicité, les aspirations esthétiques de leurs créateur·trices et, sous un angle plus sociologique, les significations induites par l’auditoire qui les reçoit. Mais, le compte rendu du récital montréalais de la pianiste franco-haïtienne Célimène Daudet du 22 mars 2023 par M. Christophe Huss, critique musical du quotidien montréalais Le Devoir, me force à changer d’attitude pour une fois. La rebuffade dédaigneuse de M. Huss a provoqué chez l’artiste, dans le public et même du côté des organisateur·trices de l’événement un sentiment de vexation, d’avilissement collectif, qui appelle un geste de rectification citoyenne.

Pour redresser le tort causé à ce public dont j’étais, j’ai cru devoir publier dans le même journal une lecture plus positivement objective, à tout le moins donner une vision plus noble que le compte rendu cinglant de M. Huss. Bien mal m’en prit, car mon initiative n’a fait qu’exacerber la honte que j’ai voulu effacer. En effet, la rédaction du Devoir a vertement ignoré ma main tendue, a fait la sourde oreille au dialogue éthique auquel conviait mon article. La promesse que m’adressait par courriel la rédactrice en chef du Devoir d’intervenir en faveur de la publication de mon texte s’est révélée être une manœuvre dilatoire et dédaléenne habilement transformée en fin de non-recevoir, voire une manière de censure. Visiblement, la rédaction du quotidien a eu peur de quelque chose, mais de quoi ? Peur que ce modeste article ne provoque une levée de bouclier du public de la diversité à l’encontre de son critique musical ? Peur de confronter une situation perçue explosive parce qu’« étrangère », conformément à l’image de ce public diversifié, inhabituellement métissé, constitué de mélomanes d’ici et d’ailleurs, de Québécois·es de souche et d’adoption ? Pour ma part, j’appelle de tous mes vœux cette heureuse chamarrure, cette pétulante bigarrure de l’auditoire des concerts classiques, situation à laquelle il faudra s’habituer, à moins que les procédés dissuasifs de M. Huss n’en étouffent l’expansion. Je soumets ici au jugement des lectrices et des lecteurs du blogue de la Chaire de recherche du Canada en musique et politique (CRCMP) la réflexion que j’aurais souhaité publier dans Le Devoir pour contrebalancer la critique condescendante de Christophe Huss.

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Ce mercredi soir 22 mars 2023, 250 à 300 personnes s’étaient donné rendez-vous à la Salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal pour écouter, ravies, le magnifique récital de la pianiste franco-haïtienne Célimène Daudet. Des Montréalais·es de toutes origines dont une majorité d’Haïtien·nes, bien sûr, composaient cet auditoire aussi métissé que le programme éclectique proposé par la pianiste. En première partie s’affichaient des œuvres de compositeurs haïtiens dont les noms deviennent de plus en plus familiers au public d’ici : Edmond Saintonge (1861-1907), Justin Élie (1883-1931), Ludovic Lamothe (1882-1953). Le programme incluait aussi deux compositeurs européens de la même époque, vénérés pour leur contribution déterminante au répertoire du piano post-romantique : le Russe Alexandre Scriabine (1871-1915) et le Français Claude Debussy (1862-1918).

Le lendemain du concert, l’article de Christophe Huss, critique musical du quotidien Le Devoir, très attendu comme d’habitude par les amateur·trices de musique classique, avait de quoi glacer le sang des mélomanes issus de la diversité présents au concert de la veille. Intitulé « Célimène Daudet : l’art mais la manière », l’article déplorait que la pianiste n’ait « pas compris le contexte de son concert et le public auquel elle s’adressait ». On sursaute d’abord à l’idée de voir juger de la compréhension de cette artiste professionnelle, d’envergure internationale, diplômée des Conservatoires nationaux de musique de Lyon et de Paris, à l’aune de l’éducation imparfaite des « jeunes filles talentueuses de bonne famille ». Il y est reproché à l’artiste de n’avoir pas su trouver « quelqu’un à Montréal qui lui explique qu’un concert comme le sien ne pouvait pas [être présenté] comme ça. Pas à Montréal. Pas devant un parterre métissé, pour grande partie composé de la diaspora haïtienne peu rompu aux récitals de piano » (c’est moi qui souligne). À Montréal, poursuit M. Huss, on n’est pas « au Théâtre des Champs Élysées, devant les gens du XVIe arrondissement de Paris, à la Philharmonie de Berlin ou à Carnegie Hall. Ici, l’artiste s’adresse aux gens, […] leur raconte des histoires. » Ces propos surprenants, désobligeants même, ont de quoi choquer ce public diversifié, composé d’Haïtien·nes d’origine, de Québécois·es de souche ou d’adoption, de mélomanes haïtien·nes accourus de Québec, d’Ottawa, de New York même, beaucoup plus fervent·es des concerts classiques que ne s’imagine M. Huss.

Quelles histoires aurait-il voulu que la pianiste raconte à ce public présumé imperméable à l’émotion musicale ? Peut-être fallait-il qu’elle redise à haute voix les présentations déjà contenues dans les notes du programme, au risque d’ennuyer un public fort lettré ? M. Huss n’aurait-il pas remarqué que la grandeur de ce récital tenait au fait que la musique pouvait toucher et élever l’âme sans recourir au discours verbal, comme le disait Jankélévitch dans La musique et l’ineffable[1] ? Il n’était question ni de lieux (Paris vs Montréal), ni de temps (ce qui se fait ou ne se fait pas en 2023). Célimène Daudet a su saisir combien ce public aspirait à monter dans la nacelle de sa montgolfière pour l’extraordinaire voyage auquel elle le conviait. Monsieur Huss serait-il resté au sol, persuadé que la transcendance musicale ne sied pas à un auditoire caractérisé par sa mixité ethnoculturelle ?

Il est vrai qu’à l’atterrissage, l’artiste aurait pu gratifier son chaleureux public d’un rappel en guise d’aurevoir. L’autre concession que l’on doit au critique musical, c’est l’idée qu’une projection des titres poétiques du IIe Livre des 12 Préludes de Debussy aurait fait office de médiation pour mieux soutenir la dimension programmatique de l’inspiration debussyste. Mais pour ce qui est de la capacité des publics issus de la diversité à apprécier la valeur musicale des œuvres, la méprise de M. Huss laisse un goût de mépris que nous déplorons amèrement. Même l’attention soutenue et disciplinée du public, remarquée par le journaliste, pas un seul applaudissement mal à propos, est vite atténuée par son attribution à la politesse plutôt qu’à la capacité d’écoute. Selon nous, au contraire, cette grande concentration auditive dont fit preuve ce public témoignait de sa communication fusionnelle avec l’extraordinaire interprète qu’est Célimène Daudet restée en parfaite osmose avec son auditoire pendant toute la durée de son merveilleux récital.

Claude Dauphin


[1] Vladimir Jankélévitch, La musique et l’ineffable, Paris, Éditions du Seuil, 1983.

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