La musique classique : engluée dans sa masculine blancheur

Les institutions montréalaises se veulent de plus en plus inclusives, sensibles à la sous-représentation de certaines minorités en leur sein[1]. On voit ici et là des organismes qui visent la parité hommes-femmes alors que d’autres laissent plus de place aux travailleuses et travailleurs issus de la diversité. La sphère qui nous intéresse ici est celle de la musique symphonique. En prenant comme exemple l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), nous tenterons de répondre à la question suivante : la musique classique a‑t‑elle seulement la possibilité de devenir représentative de la société qui l’entoure? En raison de sa nature même, il semble que ce soit un projet difficilement réalisable, du moins à court terme. D’une part, l’hégémonie culturelle dans laquelle s’inscrit cet art savant contribue grandement à conserver une majorité d’hommes blancs en ses rangs. D’autre part, le répertoire symphonique recherché par le grand public – et donc rentable pour les orchestres – provient de ces mêmes hommes blancs. Qui plus est, les tentatives de représenter les non‑Occidentaux sur la scène de concert revêtent trop souvent les biais de l’orientalisme.

L’Orchestre symphonique de Montréal, en 2019

Dans les faits, on peut difficilement reprocher à l’OSM d’être discriminatoire dans le choix de ses musiciennes et musiciens. Les auditions se font derrière rideau et les juges ne savent rien de l’apparence physique de celui ou celle qu’ils ou elles évaluent. Il n’en demeure pas moins qu’aucune personne noire ne figure parmi les membres permanents de l’Orchestre[2] – et la situation semble similaire dans plusieurs grandes villes cosmopolites[3]. Pour expliquer ce phénomène, il faut d’abord regarder du côté de l’accessibilité aux programmes de musique classique. Les personnes noires sont largement défavorisées par rapport aux personnes blanches sur le plan financier, comme l’indique entre autres le rapport 2020 de Statistique Canada. Or, l’apprentissage de la musique classique est coûteux; une situation économique précaire peut sonner le glas d’une initiation à cette pratique artistique. Par ailleurs, la faible représentation des personnes noires en musique classique a des origines plus profondes.

Ce qu’on appelle « musique classique » est sans contredit une musique d’hommes blancs, comme en témoigne la liste des compositeurs, chefs d’orchestre et solistes les plus écoutés, à quelques exceptions près. L’imaginaire collectif est ainsi teinté par l’idée que non seulement le musicien classique par excellence est un homme blanc, mais aussi qu’en quelque sorte, cette musique lui appartient. Ceux qui ne correspondent pas à cette catégorie éprouvent alors un sentiment que la sociologue Christina Scharff décrit comme celui de « se sentir comme un étranger et à la traîne[4] ». C’est également ce qu’exprime Brandyn Lewis, contrebassiste noir par intérim à l’OSM : « Il y a cette idée que la musique classique est vraiment eurocentriste. Les jeunes musiciens noirs ne se voient pas évoluer dans ce milieu[5]. » La discrimination envers les personnes issues de minorités visibles semble ancrée dans la pratique même de la musique savante, ce qui contribue à les maintenir dans l’idée qu’elles n’appartiennent pas à part entière à la société, celle-ci considérant la musique classique comme l’un de ses arts les plus accomplis.

Pour le sociologue Bernard Lehmann, interrogé sur la question par France Culture en janvier 2021[6], le problème de représentativité au sein des orchestres s’explique entre autres par la notion d’habitus, tel que développée par Pierre Bourdieu. En intégrant les dispositions régissant une structure de classes sociales qui leur paraît aller de soi, les personnes issues de la diversité perpétueraient instinctivement le cycle qui les maintient hors des murs de la musique savante. En somme, la blancheur de la musique classique serait naturellement acceptée par la communauté noire, par une posture de l’esprit que forge leur environnement. Bien que cette théorie puisse offrir certains éléments de réponse, la notion d’habitus ne permet pas à elle seule de comprendre les rapports de pouvoir qui sont en jeu, ni à qui profite la perpétuation de la pratique d’un art presque exclusivement blanc. Pour ce faire, il est utile d’évoquer le concept d’hégémonie culturelle, tel que défini par le philosophe Antonio Gramsci. Ce dernier affirme que le maintien au pouvoir des classes dominantes passe par la culture – elle-même façonnée par cette idéologie dominante – et que cette offre culturelle choisie, qui construit les croyances collectives, dissimule ainsi un contrôle politique des masses[7]. Gramsci précise également que les rapports d’hégémonie se construisent nécessairement au sein d’un système d’éducation. Or, parmi tous les genres musicaux enseignés dans les écoles primaires et secondaires, c’est justement l’approche classique qui est le plus souvent mise de l’avant. De ce fait, est-il possible d’avancer que le système qui est à la base de la relève musicale contribue à assurer une position privilégiée à la classe dominante et à ses idées dans la sphère culturelle et, par conséquent, dans la société en général?

En plus de souffrir d’un manque de représentativité sociale au sein de son orchestre, c’est également dans son répertoire que l’OSM se retrouve englué dans une culture qui valorise presque exclusivement les hommes blancs. Les quelques compositrices et musiciennes dont les œuvres et interprétations ont pu rejoindre le grand public ne suffisent pas à nuancer des siècles de domination masculine blanche[8]. Quant aux œuvres composées par des personnes noires, elles sont quasi invisibles – ou plutôt inaudibles – dans les concerts. Au cours des dernières années, et particulièrement en 2021, on a toutefois vu l’OSM adopter une programmation plus inclusive. De plus en plus de compositrices sont mises de l’avant – à commencer par Ana Sokolović, artiste en résidence de l’OSM pour les saisons 2020‑2021 à 2022‑2023 –, des œuvres d’artistes afro-américains ont été programmées – la Symphonie no 2 de William Grant Still les 7 et 8 avril 2021 et The Spark Catchers de Hannah Kendall le 2 mars 2022 –, et certains concerts témoignent d’une plus grande diversité[9]. Encore mieux, les œuvres écrites par des femmes ou des personnes issues de la diversité culturelle ne se retrouvent plus nécessairement regroupées lors d’un même concert thématique, mais commencent graduellement à trouver leur place au sein de la programmation régulière. Ainsi, comme l’indique sa récente Déclaration contre le racisme[10], l’OSM se dit et se veut plus inclusif, afin de contrebalancer la masculine blancheur de la musique classique. Toutefois, d’une certaine façon, il est trop tard… 

La raison est simple : la grande majorité des œuvres composées par des femmes ou par des personnes noires sont des œuvres modernes. Or, cette musique est loin d’être aussi rentable que celle des époques passées, du moins pour les orchestres symphoniques. En rompant avec la tonalité, au début du XXe siècle, la musique savante a également « rompu avec le public[11] » – pour reprendre les mots un peu sévères du sociologue allemand Theodor Adorno – et elle peine toujours à le retrouver. Ainsi, pour espérer réaliser ses objectifs financiers et répondre à la demande du public, l’OSM n’a d’autre choix que de mettre au programme une grande majorité d’œuvres des siècles passés. Les efforts visant à présenter des œuvres composées par des femmes ou des personnes issues de la diversité sont ainsi assez limités. À court terme, celles-ci ont très peu de chances d’équivaloir en nombre à celles qui ont été composées par des hommes blancs, les grands classiques étant beaucoup plus prisés par les foules. 

En outre, plusieurs des grandes œuvres classiques présentent une version erronée de l’Orient ou de l’Autre, en les interprétant selon les codes des Occidentaux. Le concept qui sous-tend ce phénomène, l’orientalisme, a été développé par Edward Said, qui le décrit comme « une manière occidentale de dominer, de restructurer l’Orient et de lui imposer son autorité[12] ». C’est une façon – consciente ou non – pour l’Occident de filtrer ce qui parvient de l’Orient afin d’en contrôler la perception. Musicalement, cela peut se décrire comme un ascendant culturel, puisque le compositeur suggère qu’il maîtrise la culture étrangère au point d’en donner un aperçu artistique, bien sûr très éloigné de la réalité[13]. Ainsi, le non-Occidental peut ne pas se sentir interpelé par la musique classique, dans laquelle il ne se reconnaît pas, même lorsqu’il en est le sujet. 

Malgré les efforts louables déployés par des orchestres comme l’OSM afin de diversifier leur offre musicale – en ce qui a trait tant aux musiciens qui l’interprètent qu’au choix du répertoire –, la musique symphonique redemandée par le public demeure celle d’hommes blancs. Par l’image du musicien modèle occidental qu’elle valorise, l’hégémonie culturelle contribue à maintenir les communautés issues de la diversité culturelle en dehors de ses murs, alors que le répertoire symphonique – dont l’âge d’or semble cristallisé à une époque passée – marginalise quant à lui encore les créateurs modernes, dont font partie la majorité des compositrices et compositeurs noirs connus. Certes, on trouve dans le milieu de la musique classique un bon nombre d’interprètes asiatiques, et donc d’ascendance non occidentale[14]. Cette apparence d’inclusivité est cependant trompeuse, car ces musiciens et musiciennes, en particulier les femmes, connaissent leur lot de discrimination dans leur pratique artistique, tant sur leur manière d’interpréter la musique que sur leur corporalité. 

Allison Migeon et Brandyn Lewis sont à l’origine de l’Ensemble Obiora Ó Miet Verhauwaert

           Les initiatives artistiques visant à pallier la sous-représentation des personnes issues de la diversité sont cependant de plus en plus nombreuses. Parmi celles-ci, notons l’Ensemble Obiora, créé en mars 2021 par le contrebassiste Brandyn Lewis et la coordonnatrice culturelle Allison Migeon. Il s’agit du premier ensemble canadien de musique classique consacré à la valorisation de compositeurs et compositrices de couleur. Saluons cette initiative basée sur la diversité, la découverte et la diffusion, qui permettra certainement d’offrir des modèles inspirants aux jeunes artistes issus de la diversité canadienne.

Gabriel Paquin-Buki


[1] Parmi ces grandes institutions, on peut penser à la STM, au Conseil des arts de Montréal, au Centre Segal, au Musée des beaux-arts de Montréal ou à Cominar (Fonds de placement immobilier), pour ne nommer que celles-là.

[2] Le contrebassiste noir Brandyn Lewis n’occupe qu’un poste par intérim.

[3] Dans son billet « Musique si blanche » paru en juin 2020, Catherine Perrin rappelait que les orchestres américains sont constitués de moins de 2 % de musiciens afrodescendants. Christina Scharff arrive aux mêmes conclusions pour ce qui est des orchestres britanniques et allemands. (Catherine Perrin, « Musique si blanche », La Presse, 29 juin 2020, https://www.lapresse.ca/arts/musique/2020-06-29/billet-de-catherine-perrin-musique-si-blanche.php et Scharff, Christina, Gender, Subjectivity, and Cultural Work – The Classical Music Profession, Londres, Routledge – Taylor & Francis Group, 2018, p. 51)

[4] « Feeling like an outsider and lagging behind », Christina Scharff, Gender, Subjectivity, and Cultural Work – The Classical Music Profession, Londres, Routledge – Taylor & Francis Group, 2018, p. 48.

[5] « There’s this idea that classical music is very Euro-centric and young Black musicians don’t really see themselves evolving in that », Brandyn Lewis cité dans « The MSO’s only Black Musician Hopes to Show Kids They Can Foster a Love For Classical Music », CTV News, diffusé et publié le 8 février 2021, Montréal. 

[6] Elsa Mourgues, « Pourquoi y a-t-il si peu de diversité dans les orchestres classiques? », France Culture, 19 janvier 2021, https://www.franceculture.fr/societe/pourquoi-y-a-t-il-si-peu-de-diversite-dans-les-orchestres-classiques

[7] George Hoare et Nathan Sperber, « V. L’hégémonie ». Dans Introduction à Antonio Gramsci. La Découverte (2013) : 93‑112.

[8] Parmi les plus connues, on compte certainement Clara Schumann, Fanny Mendelssohn-Hensel, Alma Mahler et Lili Boulanger. Toutefois, les trois premières ont surtout composé pour piano seul ou pour ensembles de chambre, alors que la quatrième est surtout connue pour sa musique chorale. Dans tous les cas, comme ce ne sont pas des œuvres symphoniques, elles sont peu programmées par l’OSM ; le concert de décembre 2021 Présages de tombeaux et passages de flambeaux, dont le programme inclut D’un soir triste de Lili Boulanger, fait ici figure d’exception.

[9] Pensons par exemple au dernier enregistrement de l’OSM (Ginastera – Bernstein – Moussa : Œuvres pour violon et orchestre), présentant entre autres une œuvre du Montréalais Samy Moussa, au concert sur l’exil (annulé en raison de la pandémie), mettant en scène Dany Laferrière et les textes de femmes immigrées, et surtout, à la création en 2018 de l’opéra de chambre Chaakapesh, le périple du fripon, dont le livret a été écrit par l’auteur cri Tomson Highway, notamment présenté dans le Nord du Québec, en cinq langues différentes dont le cri, l’innu et l’inuktitut. 

[10] Orchestre symphonique de Montréal, Déclaration contre le racisme, https://www.osm.ca/fr/une-declaration-contre-le-racisme/, publiée le 18 juin 2020. 

[11] Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, traduit de l’allemand par H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 41. 

[12] Edward Saïd, L’Orientalisame : l’Orient créé par l’Occident, traduit de l’anglais par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 1980, cité par Laura Nader, dans « Orientalisme, occidentalisme et contrôle des femmes », traduit de l’américain par Françoise Armengaud, dans Nouvelles questions féministes, vol. 25, 2006, p. 14.

[13] Parmi les exemples les plus connus, notons L’enlèvement au sérail (1782) de Mozart ou Schéhérazade (1888) de Rimski-Korsakov (vision de l’Orient), la Bacchanale (1877) ou le Concerto Égyptien (1896) de Saint-Saëns (vision du Maghreb), Rhapsody in Blue (1924) ou Porgy and Bess(1935) de Gershwin (vision du jazz afroaméricain). 

[14] Outre les Yo-Yo Ma et Lang Lang de ce monde, notons par exemple qu’à l’OSM, Kent Nagano, Andrew Wan et Yuja Wang – respectivement ancien directeur musical, violon solo et artiste en résidence lors de la saison 2018‑2019 – sont tous trois de descendance asiatique. 

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