Construire l’histoire de la musique espagnole au XXe siècle, une affaire politique?

« Personne ne sait rien à propos de la musique espagnole[1] » : c’est ce qu’aurait répondu Sir George Grove (1820-1900) au Dr. Thomas Lea Southgate (1836-1917) lorsque celui-ci l’a interrogé sur les raisons pour lesquelles la musique espagnole était expédiée en seulement 20 lignes dans la notice consacrée aux écoles de composition dans la toute première édition du Dictionary of Music and Musicians, paru à la fin du XIXe siècle. Ce projet encyclopédique, initié à l’époque victorienne par l’ingénieur de formation et mélomane Sir George Grove, portait sur la musique occidentale depuis 1450 et visait à permettre aux amateurs comme aux professionnels de s’instruire, comme son titre l’indique, sur la musique (les genres, les formes, la théorie musicale, les œuvres, les instruments, etc.) et les musiciens (compositeurs, interprètes, musicographes, théoriciens, critiques musicaux). 

Les quatre volumes de la première édition sont publiés entre 1879 et 1890. Sitôt le dernier volume sorti de presse, Grove demande à son éditeur Frederick Macmillan (1851-1936) de lancer la préparation d’une deuxième édition pour mettre à jour son ouvrage. Si Macmillan s’est d’abord montré réticent par crainte de ne faire aucun profit, la suite de l’histoire prouve que le dictionnaire de Grove est parvenu à se tailler une place incontournable parmi les encyclopédies sur la musique, comme en témoignent les sept éditions papier qu’a connu l’ouvrage avant de prendre un virage numérique en 2001, sous le titre de Grove Music Online. La tradition plus que séculaire de cette encyclopédie en fait donc un terrain d’étude tout désigné pour investiguer la façon dont les connaissances à propos de la musique ont évolué tout au long du XXe siècle. 

Et la musique espagnole?

Mais justement, quelle est la place réservée à la musique espagnole au sein de l’encyclopédie britannique? L’étiquette « musique espagnole » renvoie ici à la musique produite en Espagne ou par des Espagnols. Cette définition inclut donc aussi bien les artistes espagnols émigrés que les artistes immigrés en Espagne. Dans ma thèse de doctorat en musicologie, actuellement en cours de préparation, je m’intéresse spécifiquement aux acteurs de la vie musicale, qui correspondent au volet sur les musiciens du dictionnaire de Grove. Ma recherche porte sur la musique produite entre 1879 et 1939 pour en faire une analyse sur un temps long, de 1879 à 2001. Mon projet s’articule ainsi autour d’une double périodisation qui vise à découper un morceau de l’histoire de la musique espagnole (1879-1939) pour en étudier l’évolution sur une longue période (1879-2001) (figure 1).

Figure 1 : Double périodisation

Cela me permet d’étudier d’une part la construction de l’histoire de la musique espagnole dans les éditions de 1879-1890, 1904-1910 et 1927-1928, et d’autre part l’évolution de cette histoire dans les éditions plus récentes (1940, 1954, 1980 et 2001). De manière plus concrète, je m’intéresse à ce que l’historiographie a retenu comme la formation de l’école nationale espagnole et aux héritiers de cette « école », c’est-à-dire les élèves de Felip Pedrell (1841-1922) que sont Isaac Albéniz (1860-1909), Enric Granados (1867-1916) et Manuel de Falla (1876-1946), pour ne nommer que les plus connus[2]

(Pedrell, Albéniz, Granados et Falla)

Identifier les candidats

La première étape du travail de recherche consiste à s’immerger dans les (nombreux) volumes de l’encyclopédie – 73 au total – et à en parcourir chacune des pages en vue de retenir les articles qui portent sur des personnes d’origine espagnole ou actives en Espagne, et qui ont participé à la vie musicale entre 1879 et 1939.

Évidemment, dans la première édition, le nombre d’articles traitant de personnes actives entre 1879 et 1939 est limité, puisque les auteurs des articles ne pouvaient vraisemblablement pas inclure un individu dont la carrière aurait débuté après la parution de l’encyclopédie. C’est en grande partie ce qui explique que le corpus d’articles extrait de la première édition ne contienne que 13 articles. J’observe toutefois un accroissement du corpus pour la deuxième édition avec 25 articles (donc 12 nouveaux) et 61 articles dans la troisième édition, ce qui correspond à plus du double de l’édition précédente. Ce nombre augmentera certainement encore dans les éditions suivantes, dont je n’ai pas encore complété le dépouillement au moment d’écrire cet article. Bien que cette première étape ne soit pas encore achevée, l’examen attentif de la portion du corpus déjà étudiée permet de faire des observations intéressantes et de s’interroger sur certains enjeux politiques ayant pu influencer la préparation de l’encyclopédie.  

L’opéra à l’avant-scène

Dès la première édition, on constate quels sont les champs d’intérêts principaux mis de l’avant dans l’encyclopédie. Le plus notoire est l’opéra, qui prédomine non seulement dans le choix des personnes à qui un article est consacré, mais aussi dans la façon dont ils sont rédigés. En effet, les individus qui figurent dans le corpus sont, pour la grande majorité, liés au milieu lyrique, que ce soit en tant que compositeurs, chefs d’orchestre, interprètes ou professeurs de chant. Les articles sont en outre écrits de manière à mettre l’accent sur l’activité de ces personnes dans le domaine de l’art lyrique, même si aujourd’hui certains individus sont davantage reconnus pour d’autres aspects de leur carrière. 

Par exemple, dans la très brève notice consacrée au compositeur et interprète Emilio Serrano (1850-1939), l’auteur H.V. Hamilton mentionne rapidement qu’il a agi comme pianiste de cour pour la reine Isabelle II d’Espagne (1830-1904) et qu’il a composé beaucoup de musique, en ne mentionnant toutefois que ses opéras. Un phénomène semblable peut être observé dans la notice portant sur Isaac Albéniz. Ce compositeur, dont la notice apparaît pour la première fois dans l’édition de 1904-1910, est d’abord discuté pour sa production lyrique, en particulier ses opéras anglais tels que The Magic Opal, créé à Londres en 1893. Sa production pianistique n’est pas mentionnée. Évidemment, il faut considérer la chronologie dans ce cas particulier : l’ordre alphabétique étant ce qu’il est, il fallait parler d’Albéniz dans le premier volume, ce qui correspond à une parution en 1904. Or, l’œuvre pour piano la plus importante d’Albéniz, la suite Iberia, est composée entre 1905 et 1909, ce qui explique que la notice qui lui est consacrée dans la deuxième édition n’en parle pas. Il n’empêche que dans cet exemple, toute la production pianistique d’Albéniz antérieure à Iberia est tue, ce qui a une incidence sur la façon dont Albéniz est perçu, c’est-à-dire comme un compositeur d’opéra dont on attend encore le grand chef-d’œuvre. 

Mais que cache cet intérêt non dissimulé pour l’opéra dans le Grove – ou autrement dit, comment puis-je faire parler ce corpus pour ce qu’il contient, mais aussi pour ce qu’il ne contient pas? J’ai cherché à identifier les absents dans les deux premières éditions de l’encyclopédie, pour tenter de comprendre ce que l’on oubliait en braquant les projecteurs sur l’opéra et quel impact cela pouvait avoir eu sur l’historiographie de la musique espagnole au tournant des XIXe et XXe siècles.

Pianistes dans l’ombre : Explications politiques?

Cet intérêt marqué pour l’opéra a relégué dans l’ombre une part considérable de la vie musicale espagnole. L’exemple le plus frappant est l’absence presque totale des acteurs du répertoire pianistique, autant du point de vue des compositeurs que des interprètes. En effet, il faut attendre l’édition de 1927-1928, soit la troisième édition de l’encyclopédie, pour voir apparaître une notice sur Enric Granados, contemporain d’Alébniz s’étant surtout démarqué par sa production pianistique, qui lui entre pourtant dans le Grove à partir de la deuxième édition. Comment expliquer cette différence? Je suis d’avis qu’il faut considérer leurs trajectoires respectives en se rappelant que les auteurs du Grove tenaient en très haute estime l’opéra. Au moment de la parution de la deuxième édition du dictionnaire de Grove, Albéniz a déjà fait représenter des opéras, notamment The Magic Opal que j’ai mentionné plus haut. Il était donc déjà connu des Britanniques d’abord et avant tout pour cette œuvre, ce qui lui donnait certainement un avantage par rapport à Granados dont l’opéra María del Carmen avait certes obtenu un certain succès en 1898, mais auprès du public madrilène seulement. Bref, comme l’opéra est le genre par excellence à partir duquel est jugée la production d’un compositeur à l’époque et que les Britanniques ne connaissaient alors pas le répertoire lyrique de Granados, celui-ci est absent du Grove. Pourtant, son catalogue est déjà bien fourni dans le domaine du piano avant 1900, avec les 12 danzas españolas (1888-1890), le Capricho español (1889), la Danza aragonesa (1894), la Canción de la Zagalica et les Murcianas, tirés de María del Carmen (1899), pour ne nommer que quelques-unes de ses œuvres. 

Une autre dimension du silence entourant le répertoire pour piano dans le Grove concerne les interprètes. Dans les deux premières éditions, on ne trouve qu’un seul pianiste :  il s’agit de Pedro Albéniz (1795-1855). Mme Walter Carr, l’autrice de la notice de l’artiste écrit à son sujet que l’on peut dire que tous les éminents pianistes d’Espagne et d’Amérique du Sud ont été ses élèves[3]. Cette remarque fait sans doute référence à la méthode pour piano de Pedro Albéniz, qui a longtemps été en usage dans les classes de piano du Conservatoire royal de Madrid[4], mais il est étonnant de ne trouver aucun autre pianiste espagnol dans le Grove. Pourtant, certains se distinguent tout de même dès les années 1890 : on pense notamment à Joaquim Malats (1872-1912) et à Ricardo Viñes (1875-1943). Certes, ces deux pianistes sont trop jeunes pour figurer dans la première édition de l’encyclopédie, mais ils auraient pu apparaître dans la deuxième. John Alexander Fuller Maitland (1856-1936), responsable de la deuxième édition, écrit d’ailleurs dans sa préface qu’« en ce qui concerne les plus jeunes musiciens, en particulier les interprètes, seuls ont été admis ceux ayant atteint une réelle éminence et dont la réputation s’était étendue au-delà des limites de leurs propres pays[5]. » Si Malats et Viñes n’avaient pas été connus en dehors de l’Espagne, cela aurait pu expliquer qu’ils ne soient pas inclus dans le dictionnaire. Or, ce n’est pas du tout le cas : ces deux pianistes s’étaient fait remarquer à Paris en remportant les premiers prix de la classe de piano du Conservatoire, respectivement en 1893 et 1894. À partir de 1900, Viñes fait une tournée à travers l’Europe tandis que Malats remporte le Prix Diémer lors de la première édition de ce concours en 1903[6]. Au moment de la parution de la deuxième édition, ils sont connus au-delà des limites de leurs pays d’origine, ce qui n’explique donc pas leur absence de l’encyclopédie. 

Les trajectoires assez similaires de ces deux pianistes appellent à s’interroger sur les autres raisons pouvant expliquer leur absence dans le Grove, qui ne peut pas simplement être imputée à leur jeune âge au moment de la parution de la deuxième édition dans laquelle ils auraient pu être inclus. Un autre point commun qui relie Malats et Viñes se trouve en amont de leurs études en France. Je veux parler de leur formation à Barcelone auprès du même professeur : Juan Bautista Pujol (1835-1898). Pianiste de formation, Pujol a complété sa formation au Conservatoire de Paris et a aussi remporté des prix de piano avant de faire des tournées en France et en Allemagne. C’est dans les années 1870 qu’il revient s’établir à Barcelone et qu’il ouvre un studio pour enseigner le piano. Parmi ses élèves, outre Malats et Viñes, on compte entre autres Albéniz et Granados. Serait-il possible que les absences de Malats, Viñes et même celle de Granados dans l’ouvrage soient en partie explicables par le fait que leur maître lui-même n’y figure pas? Car si Pedro Albéniz est reconnu comme ayant formé presque tous les éminents pianistes espagnols, on pourrait assez aisément avancer que Pujol a fait de même pour les pianistes… catalans. Or, ceux-ci passent complètement inaperçus dans les deux premières éditions du Grove, et ce, même si Pujol, né dans les années 1830, est alors suffisamment âgé pour figurer dans les pages du dictionnaire dès la première édition. Il faut attendre la troisième édition, en 1927-1928, pour voir apparaitre Ricardo Viñes dans les pages du Grove, avec une très courte notice d’à peine quatre lignes; Malats et Pujol sont quant à eux toujours absents.

Questionner l’absence de la musique espagnole pour piano dans l’encyclopédie britannique fait ressortir un enjeu de nature politique, à savoir la prééminence de la vie musicale de la capitale espagnole, Madrid, au détriment de la périphérie. Ce traitement n’est pas particulier à l’Espagne : de fait, la musique anglaise est le plus souvent discutée à partir de l’activité qui se déroule à Londres, tout comme Paris permet de traiter de la musique française. Il importe toutefois de souligner que dans le cas de l’Espagne, un autre centre se révèle déterminant : la capitale de la Catalogne, Barcelone. Les deux pôles que sont Madrid et Barcelone sont en outre le théâtre de tensions politiques importantes au cours du XXe siècle, notamment avec l’émergence de mouvements catalanistes et républicains qui jouent un rôle significatif dans la vie politique espagnole du premier tiers du XXe siècle, en réclamant entre autres l’indépendance de la Catalogne. Ce que l’on reconnait volontiers comme étant « l’École nationale espagnole » émane avant tout de Barcelone et de l’attraction qu’exerce Felip Pedrell sur les jeunes compositeurs que sont alors Albéniz, Granados, Falla et Turina. Ainsi, au-delà de la question géographique, la primauté de la vie musicale de Madrid sur celle de Barcelone dans les pages du Grove induit une prédominance de la majorité castillane par rapport à la minorité catalane et s’accompagne d’enjeux politiques non négligeables pour comprendre l’histoire de la musique espagnole. 

Ajuster l’historiographie en réécrivant les articles

Basées principalement sur le dépouillement des éditions de 1879-1890, 1904-1910 et 1927-1928 du Grove’s Dictionary of Music and Musicians, les réflexions présentées ici sont forcément partielles et incomplètes. Elles donnent néanmoins un aperçu des lignes de force observables dans les premières éditions de cette fameuse encyclopédie musicale. L’objectif de ma thèse est de montrer comment celles-ci ont évolué à travers le XXe siècle en m’intéressant aux réécritures des articles au fil des éditions. Comment, par exemple, la notice sur Albéniz change-t-elle entre 1879 et 2001? Qui sont les auteurs ayant signé les notices, quels sont leurs intérêts de recherche et quelles sont leurs inclinations politiques? Quelle est l’influence de tout cela sur les notices qu’ils signent, sur les changements qu’ils apportent à des articles déjà publiés, mais aussi sur la globalité des corpus présents dans chaque édition? Mon analyse sera façonnée par ces questions afin de mieux comprendre comment le canon en musique se construit – et en somme, comment l’histoire de la musique espagnole a été ajustée et revue tout au long du XXe siècle.

Judy-Ann Desrosiers


[1] « Nobody knows anything about Spanish music », George Grove cité par Thomas Lea Southgate dans Henri Cart de Lafontaine, « Spanish Music (2nd paper) », Proceedings of the Musical Association, vol. 34, 1907-1908, p. 42; ma traduction.

[2] J’utilise les formes catalanes des prénoms de Felipe Pedrell (Felip) et d’Enrique Granados (Enric) parce qu’ils étaient tous deux d’origine catalane et qu’il s’agit de la forme originale de leurs prénoms. 

[3] Mme Walter Carr, « Albéniz, Pedro », dans George Grove (éd.), Dictionary of Music and Musicians, vol. 1, Londres, Macmillan, 1879, p. 48. Elle écrit : « He introduced the modern style of pianoforte playing into Spain, and all the eminent pianists of Spain and South America may be said to have been his pupils. »

[4] Gemma Salas, « Aproximación a la enseñanza para piano a través de la cátedra de Pedro Albéniz en el Real Conservatorio de Madrid » Revista de musicología, vol. 22, no 1, 1999, p. 245. La méthode de Pedro Albéniz, publiée en 1840 sous le titre Método completo para piano del Conservatorio de Música a été la seule méthode espagnole en usage entre 1840 et 1856.

[5] « In regard to the younger musicians, particularly executants, only those have been admitted who have attained to real eminence, and whose fame has spread beyond the limits of their own countries. » John Alexander Fuller Maitland, « Preface », dans John Alexander Fuller Maitland (éd.), Grove’s Dictionary of Music and Musicians, vol. 1, Londres, Macmillan, 1904, p. vii; ma traduction.

[6] Paula García Martínez, « Joaquín Malats y Miaron (1872-1912) », Cuadernos de musica iberoamericana, vol. 16, 2008, p. 126. Le Prix Louis Diémer était remis au terme d’un concours triennal de piano auquel seuls pouvait participer les hommes ayant remporté un premier prix du Conservatoire en piano au cours des dix années précédentes.

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