Entre l’intimité des cafés-concerts de la fin du XIXe siècle et les grandes salles électrifiées des music-halls parisiens inaugurées après la Première Guerre mondiale, l’authenticité est restée l’une des qualités primordialement recherchées chez les interprètes de la chanson réaliste. La chanson réaliste, un genre profondément normé et défendu par certains comme pratique proprement « française », a été popularisée et presque exclusivement interprétée par des femmes. Édith Piaf en représente aujourd’hui la figure la plus célèbre. Sur les thèmes de la pauvreté, de la pègre et des amours compliqués, la chanson réaliste se caractérise par ce que la spécialiste en cinématographie française Ginette Vincendeau décrit comme la « mise en scène de la souffrance[1] ». Corps amaigris, teints pâles et voix nasillardes, récits personnels troublés et troublants; il est attendu des interprètes qu’elles incarnent sincèrement les expériences miséreuses des personnages qui meublent leurs chansons.
Durant la période d’entre-deux-guerres, la chanson se consomme partout : dans les cabarets et au music-hall, mais également au cinéma et jusque dans le confort de son chez soi à la radio ou, pour les mieux nantis, sur son phonographe. C’est entre autres dans ce contexte mouvant que la chanson réaliste connaît une période d’immense succès. La chanson capte également l’attention de la presse culturelle et d’une critique musicale qui, au XXe siècle, effectue la recension souvent rigoureuse de la culture populaire parisienne à travers divers journaux hebdomadaires et quotidiens. Toutes les interprètes faisant leurs débuts sur scène, dont une certaine Marianne Oswald sortie des cabarets de Berlin, sont alors immédiatement scrutées par la presse musicale…
L’ascension de MO [Marianne Oswald] a été rapide : venue d’Allemagne l’an passé, elle a, malgré – ou peut-être à cause de son physique ingrat, de sa voix d’exception – conquis d’emblée un public spécial, à l’avant-garde de l’extrême mode, une sorte de coterie mondaine. […] Il y a chez cette artiste une sincérité sans séduction et sans apprêt, une âpreté douloureuse qui sont peut-être le secret de son action sur un certain public[2].
Le « cas Marianne Oswald[3] », sur lequel la presse culturelle s’attardera plusieurs mois entre 1933 et 1934, suscite ici quelques réflexions sur le caractère paradoxal du concept d’authenticité, notamment exprimé à travers les idéaux de sincérité et de vérité, qui a largement marqué les discours sur la chanson française durant l’entre-deux-guerres. C’est donc à un survol de ce débat, guidé notamment par les pratiques d’instrumentalisation politique du personnage artistique (ou du persona) de cette interprète, que je vous invite dans le texte qui suit.
« Marianne Oswald, qu’est-ce ? Une chanteuse ? Une femme ? Un être humain ? Non, autre chose… mais quoi[4]? »
Née Sarah Alice Bloch (1901-1985) dans la ville de Sarreguemines, dans la Lorraine alors toujours annexée à l’Allemagne, Marianne Oswald côtoie au cours des années 1920 les cabarets et les théâtres berlinois avant de quitter l’Allemagne pour la France en 1932. L’interprète fait ses débuts parisiens en 1933 avec les traductions francophones[5]des chansons de l’Opéra de quat’sous (Die Dreigroschenoper) de Bertolt Brecht et Kurt Weill, en plus de ses interprétations des chansons « Le jeu de massacre » de George Henri-Clouzot et Maurice Yvain ainsi que « Le grand étang » de Jean Tranchant et Arthur Honegger. Elle foule les planches du célèbre music-hall Le Bœuf sur le toit, lieu important de rencontre du Tout-Paris durant l’entre-deux-guerres, où elle se lie notamment d’amitié avec le poète Jean Cocteau qui lui écrira « Anna la bonne », et où elle coudoie entre autres Damia et Fréhel, deux des plus grandes figures de la chanson réaliste (voir les figures 1 et 2).
À travers ces rencontres, Marianne Oswald développe un répertoire qu’on dit « à l’extrême gauche, beaucoup plus que celui de Damia[6] », et qui d’ailleurs lui cause des ennuis lors d’une courte tournée en Suisse en 1934[7]. Sa chanson, conformément à la chanson sociale qu’on pouvait précédemment entendre dans les rues et les goguettes de Paris au XIXe siècle[8], est souvent motivée par des appels à l’action et par la dénonciation des conditions d’exploitation ouvrière et sociale. De ce fait, au-delà de l’avant-garde artistique, l’interprète est rapidement acclamée par des partisans du socialisme et du communisme français. Elle s’associe d’ailleurs au Front populaire[9] vers 1936.
Entre la « Cigale nationale », l’« inoubliable inoubliée », la « Madone des matelots », la « Dame en bleu », voire la « Môme Piaf »[10], l’emploi de qualificatifs chez les interprètes féminines n’est surtout pas inusité durant l’entre-deux-guerres. Plus qu’un simple qualificatif servant à publiciser leurs tours de chant dans les cabarets et les music-halls de Paris, ces surnoms participent le plus souvent à projeter l’authenticité et la proximité qu’entretiennent les figures musicales importantes qu’incarnent à ce moment les interprètes de la chanson en rapport à leurs publics. Marianne Oswald ne fait pas exception à cette pratique, acquérant le titre de « Muse du prolétariat ». Toutefois, c’est avant tout par le symbolisme de la couleur rouge qu’on dépeindra cette sincérité et cette vérité qu’exprime l’interprète aux yeux d’un public politisé.
Pour Anita Estève, qui écrit pour le journal Le Populaire, « ses lourds cheveux rouges semblent alors un drapeau de la vengeance que sa voix rauque rappelle. Plus que jamais elle est le symbole de tout ce qui est déchiré, meurtri, piétiné, sans espoir, la rage au ventre et au cœur[11]. » Marianne Oswald, pour la romancière Alexandra Pecker, « c’est le drapeau rouge, rouge comme sa crinière, rouge comme sa bouche, comme le sang, le drapeau des révoltés, des opprimés, des écœurés, des humiliés[12]. »
En 1937, Jean Cocteau revient sur ce symbolisme du feu et de la couleur rouge qui a profondément animé toute une critique dès les débuts de Marianne Oswald. Se désolant devant « le faux rouge » parfois pourpre, parfois orange ou encore rose, des militants communistes pavanant leur cravate et leurs cocardes, Cocteau perçoit en Marianne Oswald un rouge véritable : le rouge du feu « des incendies, du petit bout d’andrinople qui signale les routes dangereuses, du fanal, de la lanterne des maisons closes, de la colère qui enflamme un visage et du mégot[13]. » Marianne Oswald, elle, « est rouge. […] C’est sa couleur naturelle […] Rouge elle vint au monde, rouge elle demeure… » et pourtant, « la politique n’est point son affaire[14]. »
Marianne Oswald c’est … l’étoile la plus discutée
Le corpus de textes engagés n’est vraisemblablement pas le seul ingrédient participant à faire de Marianne Oswald l’élue d’une certaine avant-garde et des mouvements populaires. Paul Achard ne retient pas ses mots lorsqu’il déclare dans le quotidien culturel Comoedia que :
Ce qui heurte chez Marianne Oswald, ce sont ses moyens d’expression. Un artiste ne peut faire abstraction de son physique, de son attitude, de son regard. Ceux de Marianne Oswald sont terribles.
Un front de brute, écrasé par une tignasse rouge. Un œil d’animal blessé. Une chaire d’hôpital, une bouche affaissée, un corps d’avorton avec des bras d’anthropoïde, terminés par de longues mains aux doigts crochus. Dans l’ensemble, quelque chose de difforme : un déchet qui pense. Une déchéance, qui s’exprime. Un être trop représentatif de misère, lourd d’hérédité et de responsabilités sociales. Et quand cet échantillon de dégénérescence ouvre la bouche pour se plaindre ou accuser, il en sort une voix presque inécoutable, rauque et dure, antithéâtrale.
On compatit, on déteste, mais on ne reste pas indifférent. Marianne Oswald est l’une des rares artistes capables, à l’heure actuelle, de donner une émotion véritable[15].
Plus encore selon lui, Marianne Oswald : « C’est trop vrai pour être beau ». Enfin, rien ne sera plus « vrai » pour la chanteuse que sa capacité à polariser les réactions et les opinions à son sujet. La présentation de nouveaux formats de spectacle tel que la revue, accompagnée de nouvelles techniques publicitaires, permet aux jeunes interprètes d’acquérir rapidement une popularité sans précédent. C’est le phénomène de « starisation », avec lequel nous sommes aujourd’hui bien familiers, qu’on voit alors se formaliser au sein de l’industrie musicale parisienne. Gustave Fréjaville, réputé critique spécialiste du music-hall, lamente et réprouve ce qu’il qualifie alors de « vedettes improvisées », lesquelles auraient été, et en particulier Marianne Oswald, « entourées de soins exceptionnels et d’un appareil publicitaire destiné à faire violence au succès[16]. »
Dès 1934, on présente justement « l’étoile la plus discutée » (voir la Figure 3 ci-dessus) pour faire l’annonce des spectacles de Marianne Oswald. Sa voix rauque et nasillarde, ses mouvements brusques sur scène, ses chansons d’un antimilitarisme et d’un anticapitalisme criants (parfois au sens littéral du terme), enfin tout, jusqu’à ses cheveux roux bouclés, court sur les lèvres de l’élite artistique parisienne en 1934, et ce, jusqu’à créer des tumultes parfois violents au sein du public lors de ses spectacles, mais surtout au sein de la presse écrite.
On a peine à imaginer qu’il puisse exister des gens à la cervelle assez sale pour penser qu’avec leurs pauvres jappements, ils peuvent toucher au génie. Les tristes intrigues de quelques ratés chauvins ne peuvent que grandir encore Marianne Oswald… si toutefois cela est possible[17] !
Cette appréciation qu’on pourrait sans doute qualifier de passionnée, voire presque adulatrice pour la chanteuse ne fait en effet pas l’unanimité. Marianne Oswald rencontre plus que son lot de détracteurs; ces derniers étant d’ailleurs bien campés dans les salles de spectacles. Certains mécontents ne s’attardent alors qu’à ses qualités somatiques : « Oh! c’qu’elle est moche ! », laissaient par exemple échapper deux femmes qui assistaient à une des représentations de Marianne Oswald à l’Alcazar[18]. Cela dit, les interventions d’une critique beaucoup plus virulente sont davantage motivées par des idéologies nationalistes exclusivistes et dans certains cas, violemment antisémites[19]. En particulier, une critique ouvertement fasciste fait appel aux origines judéo-allemandes de la chanteuse pour la dénigrer. À cette extrémité de la presse, ce serait plutôt à une disgraciée dont les manières n’ont rien pour divertir à laquelle on aurait affaire. Son accent, ses allures et ses gestes, qui leur rappellent le cinéma expressionniste allemand n’auraient rien de français pour ces auteurs et par conséquent, rien de « vrai » comme le prétendrait son entourage : « Nous n’aurions jamais soupçonné que la jobardise de certains cercles soucieux d’affirmer leur hardiesse pût aller jusqu’à accueillir quelque chose d’aussi faux et surtout d’aussi périmé[20]. »
CONCLUSION
Je n’ai dessiné ici qu’un aperçu du « cas Marianne Oswald » tel qu’il a été livré dans la presse culturelle entre 1933 et 1934. Pour une critique très conservatrice, l’instrumentalisation politique et esthétique de l’interprète judéo-allemande par une avant-garde plus cosmopolite, tout comme les revendications de Marianne Oswald à la nationalité française, s’inscrit en faux avec leurs idéaux d’authenticité. En 1935, la « cabale » dont elle fait continuellement l’objet depuis 1933 un peu calmée, Marianne Oswald revient sur ces expériences troublantes, teintées de xénophobie et d’antisémitisme, qui d’ailleurs continueront de l’affliger jusqu’à son exil aux États-Unis à l’aube de la Deuxième Guerre mondiale en 1939 :
Je comprends très bien qu’un visage comme le mien, qu’une voix comme la mienne, que mon accent allemand, n’aient pas séduits les quelques pauvres vieux idiots qui étaient alors à la tête des théâtres d’attractions. Mais on m’a insultée et on m’a traitée de « boche », ça ce n’était pas dans le programme pas vrai ? Ce mot, vingt ans après la guerre, est grotesque, être « boche » n’était pas une insulte avant Hitler. Or, si j’ai un accent, c’est l’accent de la ville où je suis née. Sarreguemines. Je suis de Sarreguemines, en France[21].
Les caractéristiques physiques de Marianne Oswald, jugées contraires aux standards de beauté bourgeois dépeints au cinéma[22], étaient pourtant fortement valorisées par son entourage. Le concept d’authenticité, notamment à travers le symbolisme de la couleur rouge, a été mobilisé par ses admirateurs et son entourage tant dans une perspective politique, là où l’interprète a pu servir la « lutte des classes », qu’esthétique :
Noire sur noir, Marianne Oswald chante. Une publicité habile, d’ailleurs bénévole, lors de ses débuts au cabaret, parla de sa «laideur bestiale» de sa «face monstrueuse». Quel observateur superficiel a prétendu que la que «la beauté passe, mais la laideur reste» ? Méfions-nous : sous une chevelure de feu, Marianne Oswald au long corps devient belle. Versons un pleur sur l’instabilité de tout ce qui tire, de la scène ou de l’écran, une réputation : Maë West est en train de maigrir[23].
Enfin, nos oreilles et notre regard contemporain se demandent sans doute comment cette voix, cette musique et ce visage ont pu provoquer autant de violence et soulever autant de passion. Son cas révèle pourtant à quel point la presse et la critique musicale françaises de l’entre-deux-guerres constituent une porte d’entrée et un terrain tout à fait riche pour explorer les questions relatives aux enjeux d’esthétique et de politique, aux développements industriels de la musique populaire, ainsi qu’à la place souvent méconnue qu’y ont occupée les femmes de l’époque en France.
[1] Ginette Vincendeau, « The Mise en Scène of Suffering : French Chanteuses Realistes », New Formations, n° 3, 1987, p. 107-128.
[2] Montboron, « Cirques, music-halls et cabarets : Le nouveau spectacle de l’Alcazar », L’Oeuvre, 17 janvier 1934, p. 6.
[3] Gustave Fréjaville, « Le “cas” Marianne Oswald », Comoedia, 27 janvier 1934, p. 1 et 3.
[4] René Viamant, « Qu’est-ce ? », Avant-scène, 1 septembre 1934.
[5] Avec les traductions du compositeur, écrivain et librettiste André Mauprey.
[6] Marthe Hanau, « Marianne Oswald aux Noctambules », Écoutez-moi, 6 octobre 1934, p. 5.
[7] Le 18 septembre 1934, Marianne Oswald sera expulsée de la Suisse à la suite d’une série de spectacles offerte à Genève. Ayant causé un tumulte dans les salles, notamment à cause de sa chanson « Jeux de massacre », « [l]e conseil fédéral suisse a pris un décret interdisant à la chanteuse Marianne Oswald l’entrée en Suisse, sous prétexte qu’elle aurait à son répertoire des chansons à tendances sociales trop prononcées ». L’Humanité, 19 septembre 1934, p. 2.
[8] Catherine Dutheil-Pessin, « Chanson sociale et chanson réaliste », Cités 3, nº 19, 2004, p. 32.
[9] Le Front populaire créé en 1934 en réaction à la montée du fascisme en Europe a été formé par la coalition des partis socialistes, communistes et radicaux. Il sera porté au pouvoir en 1936.
[10] Telles étaient respectivement surnommées Eugénie Buffet (1866-1934), Fréhel (Marguerite Boulc’h 1891-1951), Suzy Solidor (Suzanne Rocher 1900-1983), Lucienne Boyer (1901-1983) et encore, Édith Piaf (Édith Gassion 1915-1963), surnoms par lesquels elles restent commémorées aujourd’hui dans la mémoire culturelle.
[11] Anita Esteve, « Marianne Oswald devant le public », Le Populaire, 2 mars 1934, p. 4.
[12] Alexandra Pecker, « Marianne Oswald et le cinéma », Comoedia, 10 janvier 1934, p. 6
[13] Jean Cocteau, « Des goûts et des couleurs », Ce soir, 21 septembre 1937, p. 2.
[14] Ibid.
[15] Achard, « Le Faux 1933 et le vrai ».
[16] Gustave Fréjaville, « Veut-on tuer le café-concert qui vient de renaître ? », Comoedia, 15 janvier 1934, p. 2.
[17] Émile Cerquant, « Les spectacles : Une cabale contre Marianne Oswald », L’Humanité, 14 janvier 1934, p. 5.
[18] Pecker, « Marianne Oswald et le cinéma ».
[19] Une grille d’analyse critique féministe, laquelle n’est pas développée ici pour fins de concision, permet également de mettre en lumière le caractère profondément sexiste de la critique dont a fait l’objet Marianne Oswald. Ces éléments sont davantage développés dans l’ultime chapitre de ma thèse de maîtrise : « Le “cas” Marianne Oswald et la critique musicale : La construction du personnage artistique depuis ses multiples perspectives », déposée en 2019 à l’Université d’Ottawa.
[20] Lucien Rebatet, « Les Concerts : Marianne Oswald », L’Action française, 20 janvier 1934, p. 4
[21] Kelley Conway, 2004, Chanteuse in the City, Berkeley, Berkeley University of California Press, p. 9.
[22] Ibid.
[23] Colette, « Premières Parisiennes », Le Journal, 26 novembre 1933, p. 6.