Dès son arrivée au pouvoir en 1922, Benito Mussolini (1883-1945) a accordé une grande importance à la culture, et plus particulièrement aux formes d’art qu’il considérait comme typiquement italiennes. Toutefois, aucun critère explicite ne définissait – et ne définit encore aujourd’hui – ce qu’étaient ces arts « réellement italiens ». Dans leurs politiques, Mussolini et le Parti national fasciste (PNF) ont utilisé aussi bien des œuvres modernes que celles issues de l’Ottocento(appartenant aux traditions romantiques du pays), en plus d’avoir recours au répertoire sacré faisant entre autres référence à la Rome antique. Ces récupérations sans distinction d’époque ou de style avaient pour objectif de manipuler une grande partie de la population, permettant d’éliminer toute forme de résistance et d’assurer la survie du régime tout en légitimant l’idée selon laquelle le fascisme n’était pas une doctrine de violence et de domination, mais bien un gouvernement de culture et de sensibilité. C’est en mettant cette idée au service de son entreprise d’« éducation du peuple » que le Duce a instauré la propagande culturelle qui promouvait l’italianité sur laquelle s’appuyait l’idéologie nationaliste[1].
Créé au moment du Risorgimento, la période de l’unification territoriale de l’Italie (1848-1870), le concept d’italianité vise à promouvoir la suprématie de l’esprit italien pour favoriser la consolidation d’une identité et d’une culture communes auprès du peuple italien[2]. Au cours de la période fasciste, la promotion de la culture nationale en tant que mécanisme de manipulation du peuple, s’est réalisée par l’exploitation du nationalisme et la mythification des héros nationaux et d’un passé fortement idéalisé (en particulier la Rome antique), ainsi que dans la mise en valeur du génie artistique de la patrie, notamment de certaines célébrités clés. Tel a entre autres été le cas du compositeur Giacomo Puccini (1858-1924).
Popularité du compositeur
Il faut tout d’abord savoir que la mythification de la figure de Puccini a commencé bien avant le début du régime fasciste : elle s’est établie dès les premiers succès du musicien, dans les années 1880 et 1890. Alors que le genre lyrique a longtemps été considéré comme un art bourgeois auquel seules les classes favorisées pouvaient avoir accès, les opéras créés par Puccini – notamment Manon Lescaut (1893) et La bohème (1896) – ont permis de développer un nouvel engouement auprès d’une plus importante part de la population italienne. À cela s’ajoute la proximité créée entre Puccini et le peuple tout au long de sa vie par les médias, notamment par le développement des technologies et du vedettariat – le compositeur est l’une des premières personnes connues en Italie, et dans le monde, à avoir été la cible de paparazzis[3](Image 1).
Homme bourgeois et conservateur, Puccini a pourtant été présenté dans la presse et les revues culturelles comme un homme du peuple et comme une figure nationale[4] – deux mises en valeur qui répondaient alors à la nécessité, pour les tabloïds, mais aussi pour l’État, de valoriser son statut d’artiste italien. Toutes ces caractéristiques déjà mises en place au cours de la vie de Puccini ont fait de lui une personne de choix pour le régime mussolinien.
Les discours entourant la mort de Puccini
Lorsque Puccini meurt à Bruxelles en novembre 1924, au tout début de la période fasciste italienne, la popularité qu’il a surtout connue à l’international au cours de sa carrière devient un élément central pour la récupération de ses œuvres et de sa figure par le gouvernement de Mussolini. Son statut national est donc très rapidement instrumentalisé par le parti fasciste afin d’évoquer un rapprochement entre le compositeur, son art, la politique et la nation[5].
En effet, lors du rassemblement qui a lieu dans la ville de Bruxelles quelques jours après la mort de Puccini et qui vise à offrir un somptueux hommage au défunt (Image 2), un immense bouquet de lys et de chrysanthèmes se détache des autres dans l’amoncellement de fleurs déposées sur son cercueil; celui-ci porte le nom de Mussolini. Son bouquet est beaucoup plus imposant que la couronne d’orchidées offerte par le roi de l’Italie de l’époque, Victor Emmanuel III (1869-1947)[6]. Cela permet d’une part à Mussolini d’afficher la proximité entre son gouvernement et Puccini, et d’autre part de marquer l’appartenance de ce dernier au parti, ce qui assure le contrôle du régime sur le discours entourant la figure du compositeur auprès de la population italienne, mais aussi à l’étranger.
En plus d’assumer tous les coûts des funérailles grandioses de Puccini qui ont lieu au Duomo de Milan, le gouvernement fasciste organise une autre cérémonie commémorative à Rome[7], pour les classes sociales plus modestes. Le peuple peut, à son tour, rendre un dernier hommage au compositeur. Cette pratique peu commune permet d’entrevoir le souhait du gouvernement de créer une proximité entre la population et le héros musical national.
La récupération de la figure de Puccini dans la propagande culturelle fasciste
Tout au long du régime, la figure de Puccini continue d’être utilisée par le gouvernement pour sa propagande culturelle, maintenant ainsi l’association entre le compositeur et la doctrine fasciste[8]. Par exemple, lorsque Mussolini dévoile en 1928 ses artistes préférés dans un communiqué adressé au quotidien Corriere della sera, il affirme qu’il écoute certes la musique de tous les compositeurs italiens et qu’il aime celle de Giuseppe Verdi (1813-1901), mais qu’il est amoureux des œuvres de Puccini[9]. Dans le même ordre d’idées, la figure du compositeur s’inscrit dans plusieurs axes de la propagande musicale et politique italienne.
Puccini : un homme du peuple, un homme d’émotions
Si l’on observe dans la presse fasciste d’importants efforts pour mythifier Puccini, un grand nombre de journalistes travaillent aussi à mettre en valeur son caractère d’homme du peuple. Les quotidiens de l’époque publient des articles qui présentent les œuvres lyriques du compositeur de manière à les rendre plus accessibles auprès du peuple en créant un plus grand sentiment d’appartenance. Une telle rhétorique apparaît notamment dans la revue Cronache musicali, settimanale illustrato d’arte e di teatro, un périodique associé au courant fasciste[10] qui, à l’occasion du premier anniversaire de décès de Puccini en 1925, publie plusieurs textes commémoratifs sur le compositeur. L’un de ces textes, « Le poète des “petites choses” », évoque « la simplicité » du compositeur et de ses œuvres, indiquant que c’est cette qualité et les sentiments que transmet sa musique qui rendent son art si vrai[11]. L’auteur anonyme écrit ainsi : L’art bourgeois a été défini comme étant l’art de Puccini. Erreur. Au lieu de cela, sa poésie s’est épanouie dans une collision entre la vie sentimentale et la réalité[12].
Plusieurs publications rappellent ainsi la douceur, les émotions et le sentimentalisme présents dans les œuvres de Puccini, notamment dans les grandes scènes d’amour, mais aussi dans les drames provoqués par la mort des héroïnes. Quoi de plus universel que l’amour et la mort? Ces caractéristiques, qui n’échappent pas à la Casa Ricordi, la maison d’édition de Puccini, ont aussi été exploitées par cette dernière dans la publicisation de la figure puccinienne durant les années 1930. Il en résulte des textes au titre tape-à-l’œil, tels que « Le musicien de l’amour et de la mort », écrit par le librettiste, collaborateur et proche ami de Puccini Renato Simoni (1875-1952) (Image 3) et publié dans le Corriere della sera[13].
Le quotidien publie aussi un texte intitulé « La vaste influence de Puccini sur les publics et les compositeurs » qui réunit quelques textes commémoratifs sur l’artiste, parus dans différents pays. Parmi ceux-ci, on peut lire un extrait d’un hommage du journal allemand Vossische Zeitung, qui souligne l’importance des émotions dans le travail de l’artiste : « Grâce à ses mélodies tendres et douces, Puccini a réussi, au cours de sa vie, à gagner les cœurs de tous les pays[14]. »
Puccini : homme universel
Dans le même ordre d’idées, le Corriere della sera publie un extrait d’un autre texte paru dans la Neue freie Presse, un journal viennois, qui discute de la figure universelle que représente Puccini pour les Européens. En effet, le critique musical autrichien Julius Korngold (1860-1945) y écrit « qu’outre l’Italie, aucune nation ne peut se targuer d’avoir une production musicale aussi vaste que celle de Puccini[15] ». Il ajoute même que le compositeur italien a exercé une très grande influence sur tous les compositeurs germaniques, et que de ce fait, l’Allemagne et l’Autriche pleurent son décès[16].
Si certains des auteurs qui écrivent sur Puccini entre 1925 et 1945 expriment surtout une reconnaissance envers le travail de l’artiste et une tristesse de sa perte, d’autres en profitent pour réviser l’image du compositeur afin de le rendre plus grand que nature. On commente de ce fait dans les quotidiens italiens les différents hommages au compositeur présentés un peu partout dans le monde, afin, entre autres, de souligner l’anniversaire de son décès. La popularité du compositeur dans les journaux internationaux fait ainsi de lui une icône idéale dans la propagande fasciste pour affirmer la suprématie artistique italienne.
Conséquemment, lorsque les autorités fascistes créent à Rome une station radiophonique à destination des États-Unis en 1934, c’est La bohème de Puccini qui est choisie pour l’inauguration. L’évènement est publicisé non seulement dans le but d’afficher la puissance culturelle du pays et le rôle politique du compositeur, mais aussi pour encourager le peuple italien à se joindre à la manifestation musicale radiophonique[17].
Puccini : le « vrai » italien
Il est intéressant de noter que si l’italianité de Puccini est mise en valeur par le biais de sa figure d’icône nationale, elle l’est aussi par l’évocation des paysages et du pays dans les œuvres mêmes du compositeur. Lorsque des rédacteurs vantent le talent de Puccini, ils mentionnent souvent les paysages italiens comme source d’inspiration dans la composition de ses œuvres[18]; c’est notamment le cas de l’écrivain italien Fabio Tombari (1899-1989), qui vante la mise en musique de la beauté de la nature italienne dans les opéras de Puccini[19]. Certains joignent même à leur texte des photographies pour appuyer leur propos (Image 4).
Puccini : compositeur de tradition, compositeur de modernité
Si la figure de Puccini est utilisée de différentes manières pour sa promotion par le régime, il en va de même pour ses œuvres. De fait, bien que les opéras du compositeur s’inscrivent dans la longue lignée de la tradition lyrique italienne, la modernité de ces mêmes œuvres et leur grand apport dans le développement de la musique italienne au XXe siècle est aussi célébrée dans les journaux de l’époque. Cette division est, entre autres, observable dans les hommages offerts à la mémoire de Puccini. Ainsi, le 1er décembre 1924, alors que le Corriere della sera reprend l’hommage du périodique anglais The Observer, qui affirme que « Puccini est le plus célèbre successeur de Verdi dans la continuité des grandes traditions de l’opéra italien[20] », le journal italien souligne aussi un article du journal anglais Sunday Times qui annonce « que la mort de Puccini signifie une grande perte pour l’opéra moderne, puisque très peu de compositeurs contemporains savent offrir une vraie mélodie[21]. »
Cette dichotomie entre tradition et modernité associée à la figure de Puccini fait du compositeur un porte-étendard idéal dans l’édification de la propagande culturelle fasciste, en ce qu’elle correspond pleinement aux contradictions internes véhiculées par le régime, illustrées par le manque de critères artistiques et musicaux établis pour définir l’art « réellement italien ». C’est toutefois en observant attentivement les nombreux discours utilisés pour présenter la figure de Puccini que l’on peut observer la force politique du régime et qu’il devient possible de constater l’étendue des instrumentalisations artistiques et idéologiques dont a fait l’objet Puccini.
[1] Emilio Gentile, Qu’est-ce que le fascisme ? : Histoire et interprétation, Paris, Gallimard, 2008, p. 70.
[2] Roberto Illiano et Massimiliano Sala, « The Politic of Spectacle : Italian Music and Fascist Propaganda », Musikologija/Musicology, vol. 12, 2012, p. 11-15.
[3] Alexandra Wilson, The Puccini Problem : Opera, Nationalism and Modernity, Cambridge, New York, Melbourne, Madrid, Cape Town, Singapore, São Paulo, Cambridge University Press, 2007, p. 35-39.
[4] Ibid.
[5] Fiamma Nicolodi, Musica e musicisti nel ventennio fascista, Florence, Discanto, 1984, p. 36.
[6] Musica d’oggi, no 7, vol. 3, mars 1925, p. 12, cité dans Wilson, The Puccini Problem : Opera, Nationalism and Modernity, p. 185.
[7] « Commemorazioni di Puccini a Roma : La “messa di requiem” di Perosi », Corriere della sera, 20 janvier 1925, p. 5.
[8] Nicolodi, Musica e musicisti nel ventennio fascista, p. 39.
[9] « Il liberalismo artistico di Mussolini », Corriere della sera, 16 février 1928, p. 3.
[10] « L’Arte fascista », L’Italia che scrive, Rassegna per colore che leggono : supplemento mensile a tutti i perdiodici, anno ottavo, vol. 8-9, 1925, p. 187.
[11] « Il Poeta delle “piccole cose” », Cronache musicali, settimanale illustrato d’arte e di teatro, no 3, 28 novembre 1925, p. 1-2.
[12] Ibid.; C’est moi qui traduis.
[13] Renato Simoni, « Il musicista dell’amore e della morte », Corriere della sera, 23 décembre 1930, p. 3.
[14] « La vasta influenza di Puccini sui pubblici e sui compositori », Corriere della sera, 1er décembre 1924, p. 4; C’est moi qui traduis.
[15] Julius Korngold, Neue freie Presse, cité dans « La vasta influenza di Puccini sui pubblici e sui compositori », Corriere della sera, 4 décembre 1924, p. 7; C’est moi qui traduis.
[16] Ibid.
[17] « Radio-programmi su onde corte da Roma : destini agli Stati Uniti d’America », Corriere della sera, 28 octobre 1934, p. 6.
[18] A. F., « La Salma di Giacomo Puccini tumulata nella sua casa a Torre del Lago », Corriere della sera, 30 novembre 1926, p. 3; G. Cenzato, « Itinerari provinciali : Soste romantiche per l’Appennino », Corriere della sera, 23 septembre 1930, p. 5; Adriano Lualdi, « Quadri e musiche », Corriere della sera, 19 août 1935, p. 3; « Una Mostra del paesaggio a Viareggio », Corriere della sera, 6 août 1941, p. 3.
[19] Fabio Tombari, « La caccia in Italia », Corriere della sera, 28 septembre 1935, p. 3.
[20] Ibid.; C’est moi qui traduis.
[21] « Il compianto in tutta Europa », Corriere della sera, 1er décembre 1924, p. 4;